Jean Bonijol et Quincaille

Le projet

Pendant les trois années d’École Normale, Jean n’a pas fait que potasser ses cours. Il a observé la manière dont le gouvernement Pétain dirigeait le pays. Fermeture des Écoles Normales, suppression de nombreuses avancées sociales, relations ambigües avec l’occupant, mesures antisémites… tout cela l’a profondément troublé. Sans parler de l’ambiance antilaïque qui s’affirme chaque jour d’avantage, et pointe les instituteurs comme responsables des malheurs de la France.

Au sein de l’École Normale, les jeunes ont beaucoup échangé sur tout ça, à l’occasion de débats parfois houleux, représentatifs de la diversité sociale et culturelle des étudiants. Au fil de ces discussions, la conscience politique des jeunes s’est aiguisée, et peu à peu l’évidence s’est faite : d’une manière ou d’une autre, il allait falloir faire des choix. Par bravade d’abord, puis bientôt par conviction, Jean et quelques autres décident qu’ils passeront dans la clandestinité lorsque le moment sera venu.

Arrive la convocation à la visite médicale d’aptitude pour le STO. Jean ne se fait pas d’illusion : « A ce genre de visite tout le monde est toujours pris », commente-t-il avec humour. Effectivement, il est « invité » à se présenter à Mauriac (Cantal) le 9 juillet 43 pour partir en Allemagne. Jean ne s’y rendra pas. C’est le moment décisif, le point de non-retour. Entre camarades qui ont le même projet, ils se disent des au-revoir de conspirateurs :  « Allez, à bientôt sur le mont Lozère ! », puis ils se séparent.

Le passage dans la clandestinité est une affaire sérieuse et risquée : ceux qui ne se présentent pas au départ pour le STO sont hors la loi et peuvent avoir de graves ennuis. Avant de disparaître, Jean prépare une fausse piste. Il écrit une lettre à ses parents. Il leur explique qu’il est parti en Savoie rejoindre le maquis[1], qu’ils recevront probablement la visite des gendarmes, et qu’il faudra leur montrer cette lettre. Il la remet à la femme de son frère Georges, en lui demandant de la poster depuis Lyon[2]. Puis il dit au revoir à ses parents et quitte la maison familiale en juillet 43, officiellement pour rejoindre Mauriac.

Il ne part pas à Mauriac, bien sûr, ni même en Savoie. Il veut rester dans les environs pour attendre le passage des gendarmes et voir comment tournent les événements. Il se dit : « S’ils ramassent tes parents, quand même tu sortiras ! ». Il connaît la montagne par cœur et se trouve facilement une jasse [3] dans les pentes du Mont Lozère, à quelques kilomètres de Polimies, pour lui servir de toit. Un bon copain monte de temps en temps pour le ravitailler, ou bien ils se donnent rendez-vous à mi-pente, pour partager l’effort.

Jean n’a pas mis ses parents dans la confidence de sa vraie destination. Pour les protéger bien sûr, mais aussi parce qu’il n’est pas tout à fait certain qu’ils l’auraient soutenu dans sa décision. Ils sont devenus « pacifistes », c’est à dire qu’ils ne souhaitent pas prendre parti. Sans doute Pétain représente-t-il encore pour eux, comme pour beaucoup de ceux qui ont vécu la guerre précédente, quelqu’un qui a rendu de grands services à la France, et ils ne sont peut-être pas prêts à accepter l’idée de lui désobéir cette fois-ci. Lorsqu’ils reçoivent la lettre de Jean, la surprise est totale.

Au bout d’une quinzaine de jours, comme l’avait prévu Jean, ses parents reçoivent la visite des gendarmes de Vialas, qui se contentent de lire la lettre et partent sans faire de commentaire. Jean n’est guère étonné de la facilité avec laquelle son plan a fonctionné : les gendarmes sont connus pour faire preuve d’un manque de zèle flagrant lorsqu’il s’agit de retrouver des clandestins[4] !

Jean a donc maintenant le statut de « clandestin officiel ».  Que faire maintenant ? Rejoindre un maquis n’est pas simple : ceux des Cévennes, très rares à cette époque, sont encore en cours de structuration. Mais vivre la clandestinité en restant isolé, c’est impossible : « Se cacher c’est une chose, mais manger, c’en est une autre ! ».

C’est Emile (Milou) Rouvière, copain de promo de l’E.N., qui va l’aider. Il est originaire de la Vallée Française, et connaît plusieurs personnes impliquées dans la résistance, notamment Thaddée de Samusewicz, l’un des responsables du Comité de Saint Jean, réseau déjà bien implanté dans les Cévennes. La principale mission du comité est justement d’aider les jeunes réfractaires au STO à se cacher. Jean prend contact en août 43. On l’oriente vers La Falguière, une ferme de Gabriac, près de Sainte Croix, tenue par Elie André, maire de la commune. Elie André ne participe pas directement aux opérations de résistance, mais il aidera beaucoup le mouvement, en prenant de nombreux jeunes chez lui, en accueillant des groupes en opérations[5], en utilisant sa position de Maire pour fabriquer des faux papiers…

Voilà donc Jean métamorphosé en valet de ferme. Il rend tous les services qu’il peut : il coupe du bois, il participe aux travaux agricoles[6]… En échange de son travail, la famille André lui offre le gîte et le couvert.

Cette situation est relativement confortable, mais elle ne satisfait pas Jean. Ce n’est pas la clandestinité tranquille qu’il recherche. Il veut s’impliquer, agir concrètement pour la résistance. Avec l’aval de Samusewicz, il prend contact avec les autres jeunes clandestins des environs. Beaucoup sont éprouvés : « la clandestinité, « quand ça dure une semaine c’est du camping, mais quand ça s’allonge ça finit par travailler, et on commence de se demander comment on va retrouver son boulot ». Alors, deux ou trois fois par mois, ici et là, Jean organise des réunions pour rassembler ceux qui se trouvent trop isolés. On y parle des événements, on lit la presse clandestine[7], on fait des plans sur la comète, tout en jouant aux cartes en en mangeant des châtaignes. On n’y prépare rien de concret, mais ces moments partagés permettent de soutenir le moral des jeunes et de raffermir leur détermination à agir.

Par son implication croissante, Jean passe peu à peu du statut de clandestin à celui de résistant.

Jean reste à la Falguière de juillet à novembre 43. Il a une conscience aigüe de ce que l’accueillir a représenté pour la famille André. Le risque permanent de se faire prendre, en tout premier lieu, aurait pu les conduire à la mort. Il y a aussi le poids d’une bouche de plus à nourrir : dans la famille André il y a 6 gosses, et le dernier, Serge, n’a que 5 ans ! Jean restera en contact toute sa vie avec cette famille généreuse, « des gens inoubliables » comme il les décrit avec émotion.

Dans l’été 43, le nombre de clandestins s’est rapidement accru, il y en a maintenant dans quasiment toutes les fermes de la Vallée Française. Face à cette situation de plus en plus problématique et risquée, Marceau Lapierre et Georges Lafont du Comité de Saint Jean estiment venu le moment de rassembler et organiser ces jeunes.

Ils cherchent un lieu adapté, qui sera rapidement proposé par Albin André. Ce cousin de Elie habite le hameau de Leyris, au dessus de Moissac-Vallée-Française, et dispose à 2 kilomètres de là d’un corps de ferme inoccupé depuis quelques temps, la Picharlerie. Il le met à disposition du projet. Le site, difficilement accessible, protégé par un enchevêtrement de serres escarpées qui offrent de remarquables points d’observation, est à la fois discret et stratégique. Les grands bâtiments peuvent accueillir plusieurs dizaines de personnes, une citerne en bon état et une petite source coulant à 200 mètres fournissent l’eau indispensable…

Marceau Lapierre souhaite faire de la Picharlerie un maquis-école afin de préparer les jeunes à la lutte armée. Il confie l’instruction militaire des réfractaires à quelques personnes déjà aguerries aux combats.

En novembre 43, Jean arrive à la Picharlerie encore vide. Il amène avec lui une trentaine de réfractaires, pour l’essentiel des jeunes qu’il a rassemblés en vallée française les mois précédents. Il va donc naturellement garder un rôle d’encadrement dans cette équipe. Ce sera le groupe « Toussaint » (du nom du formateur), qui formera le cœur des maquisards de la Picharlerie. Le tout premier maquis des vallées cévenoles vient de naître.

A la Picharlerie, au début, « on ne fait pas grand chose », raconte Jean. De temps à autres, il y a des enseignements concernant ce qu’il faut savoir pour être un bon maquisard. On a quelques armes vieillissantes[8], qu’on apprend à démonter et à nettoyer. On tire un peu quand ce n’est pas trop risqué. Mais pour l’essentiel, il s’agit surtout de subvenir aux besoins du groupe. En glanant ça et là aux alentours et avec la complicité des paysans du coin on arrive assez facilement à se procurer des châtaignes et des patates, mais pour le reste, c’est plus compliqué. Il faut monter des opérations pour récupérer des cartes et des tickets de rationnement.

L’une de ces opérations est menée à l’Estréchure. Un groupe parcourt 30 kilomètres à pied dans la nuit et se présente à l’école. L’affaire était censée avoir été préparée à l’avance avec l’instituteur, également secrétaire de mairie. Il aurait du suffire de faire semblant de lui faucher les tickets. Mauvaise surprise : à l’arrivée de la troupe l’école est fermée. « Ah, celui là nous joue un sale tour »… Il faut donc être un peu plus persuasif que prévu, faire sauter la porte à coup de pied pour pénétrer dans l’école et sortir Monsieur l’Instituteur de son lit. Celui-ci prétend que le Maire a pris les tickets chez lui. Toute la troupe se transporte chez le Maire, un « bon vieux » qui les fait rentrer et leur explique qu’il n’a pas les tickets. L’instituteur proteste que si… finalement on soulève le matelas du Maire et on trouve les précieux tickets. De retour à la Picharlerie, on prélève une partie des cartes et des tickets de pain, et Jean repart seul pour les porter à un petit maquis qui crevait de faim, à Solpérière, au dessus de Vébron.

Une autre fois, l’opération consiste à récupérer de la viande. Les paysans étaient tenus aux « réquisitions », c’est à dire qu’ils devaient fournir un certain nombre de têtes de bétail à l’occupant. Les bêtes étaient regroupées dans des bergeries spéciales. L’une d’elle est située en face de Tonas, dans la vallée de Saint-André-de-Lancize. Une petite troupe de 3 ou 4 part de nuit avec les poches pleines de brisures de châtaignes. Sans bruit, ils entrent dans la bergerie et tendent leurs trésors aux brebis qui en sont friandes. Du coup, « tout ce petit monde devient bien copain ». Quelques brebis sortent de la bergerie et suivent la troupe sans problème sur le chemin du retour. Pour gagner du temps, on emprunte un raccourci qui traverse carrément la cour de l’école de Tonas ! La Picharlerie est une ancienne ferme, les étables ne manquent pas, on y installe les bêtes et chaque matin on les fait sortir dans l’herbe. Et voilà de quoi subvenir aux besoins en viande de l’équipe pendant quelques semaines. La découpe est naturellement assurée par Jean lui-même, qui valorise le savoir-faire acquis auprès de l’oncle Léon.Toutes ces actions se font à pieds. On franchit des crêtes, on saute des vallées, on longe des rivières. Soixante ans plus tard, c’est peut-être le souvenir le plus fort : « Ah ça, on peut dire qu’on aura marché, marché, marché… »


[1] C’est l’époque à laquelle les maquis alpins commencent à faire parler d’eux.

[2] Georges, le frère ainé de Jean, est chef de dépôt à Laumes-les-Alésia, près de Dijon. Au début des hostilités, il a été mobilisé sur la frontière italienne, et sa femme est venue séjourner quelques temps à Vialas. Les combats terminés, il vient d’être démobilisé et elle part le rejoindre.

[3] Bergerie traditionnelle de pierre

[4] Certains gendarmes disparaîtront même dans la nature à leur tour, de leur propre initiative voire même encouragés par leur hiérarchie à partir de juin 44.

[5] Il a par exemple accueilli le groupe du commandant Mistral, qui dirigeait les opérations aéroportées et avait la doublure de l’Intelligence Service

[6] Il fait quelques bêtises aussi ! Plus tard, vers la fin de l’année 44, après la fin des parachutages d’armes, à l’occasion d’une visite amicale à la Falguière, il entreprend de nettoyer une châtaigneraie. Il a avec lui un peu de plastic qu’il a récupéré d’un des derniers parachutages. Avec la déroute allemande, il n’y en a plus besoin. Alors, pour aller plus vite dans son entreprise de débroussaillage, il utilise l’explosif. Il paraît que le père André a eu du bois pour sa clède pendant un bon moment !

[7] En particulier le journal Combat

[8] Dont un lot de 27 fusils allemands Mauser de la guerre de 14 !

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