Empreintes de dinosaures, du nouveau en vallée du Tarnon

Dans les années 60, au pied du Causse Méjean…

Voilà quelques temps déjà que Roger projette de fabriquer des beaux jambages courbes pour la cheminée de la maison familiale. Pour qu’elle tire mieux, et aussi pour le coup d’œil. Comme toujours, l’indispensable a eu la priorité et les mois ont passé sans qu’il trouve le temps. Aujourd’hui, il a décidé de s’y mettre sérieusement. Ses outils sur l’épaule il prend le chemin du fond du village, celui qui monte au causse. C’est une belle voie caladée qui monte tranquillement à l’assaut de la montagne par larges lacets à pente régulière et douce. Par endroit de profondes ornières creusées dans la roche témoignent des dizaines de générations de charrettes passées par là. Roger est chez lui ici, il s’y sent bien, même s’il sait qu’il est peut-être l’un des derniers. A pas tranquilles, il s’élève au dessus de la vallée du Tarnon. Peu à peu la vue s’élargit, les lacets de la rivière se dévoilent l’un après l’autre. Quelques dizaines de mètres au dessus de Roger se dressent plusieurs petites barres rocheuses superposées. A cet endroit, la roche se teinte légèrement de rose. Plus tendre qu’autour, elle permettra de sortir facilement de beaux blocs.

Le site, la vallée du Tarnon en arrière-plan

Arrivé à pied d’œuvre, Roger choisit une strate bien régulière qui dépasse légèrement de la pente, et commence à gratter la terre qui la recouvre pour dégager la roche. Quelques secondes à peine après avoir commencé son labeur, il met à jour une curieuse forme, imprimée dans la surface minérale. Une sorte de fleur à trois pétales, ou de patte de poulet. Par ici, les surfaces des couches de calcaire prennent souvent des formes bizarres, presque vivantes, ressemblant parfois à des petites vagues, ou dessinant des sortes de polygones. Sans s’expliquer ces formes, Roger les connaît bien. Mais dans le cas présent il pressent qu’il a affaire à autre chose. C’est que Roger est un grand curieux. Il s’intéresse à tout ce qui l’entoure. Il lit beaucoup. Il est instruit. Et justement, il a entendu dire qu’à quelques kilomètres, sur le Castélas de Saint Laurent de Trèves, à l’emplacement de l’ancien château, on a trouvé quelques décennies plus tôt des traces de dinosaures à trois doigts, datant de plusieurs dizaines de millions d’années. Les habitants du hameau avaient toujours connu ces drôles de formes, mais les avaient prises pour des gravures de fleur de lys, sans doute liées à l’existence du château. Il a fallu que des savants montent de Montpellier pour comprendre ce dont il s’agissait. Maintenant, ces traces sont en train de devenir une sorte d’attraction pour les curieux qui viennent toujours plus nombreux les contempler.

Il ne faut pas longtemps à Roger pour faire le rapprochement. Ces drôles de bestioles ont posé leurs pattes à trois doigts ici aussi, c’est certain. Roger n’est pas peu fier ! Sur la petite surface qu’il décape pour préparer ses pierres, trois ou quatre nouvelles traces apparaissent. Quand il redescend au village, son ouvrage terminé, Roger raconte sa découverte à sa famille et aux quelques habitants du hameau. Pas plus, il ne faudrait pas non plus que le village se retrouve envahi par les touristes ! On monte jeter un œil, et puis la vie reprend son cours.

*****

Durant les décennies suivantes, le castélas de Saint Laurent de Trèves a été aménagé pour la visite des empreintes. Doté de panneaux d’interprétation expliquant leur formation, il est devenu un site emblématique du tourisme local. L’été, des centaines de visiteurs y montent chaque jour, on y croise même des cars entiers de japonais. Pendant ce temps, les traces du Mazel restent tranquilles, connues des seuls locaux, jusqu’à 2012 où deux spécialistes viennent voir de plus près… Les quelques empreintes visibles promettaient d’autres découvertes, ils ont décidé de monter un projet de fouille. C’était un pari, qui s’est avéré payant.

Juillet 2018

Au dessus du hameau, la montagne résonne de coups secs, au timbre caractéristique du métal sur la pierre. Un chemin bien tracé s’élance à l’assaut du Causse. C’est l’un de ces « chemins de la farine », qui relient chacun des hameaux de la vallée aux « jalses », sortes de villages d’estive autrefois occupés durant l’été pour garder les troupeaux, faire le fromage et redescendre les céréales. Après quelques centaines de mètre de montée, une petite sente discrète s’écarte du chemin et débouche soudain sur un espace plus ouvert. Sur une trentaine de mètres de longueur et 2 à 3 mètres de largeur, une couche de roche horizontale a été mise à nu. Elle émerge du flanc du causse, sous lequel on devine qu’elle se prolonge, et s’interrompt brutalement côté vide, en une ligne discontinue qui forme une micro falaise de quelques décimètres. La surface de la roche semble parfaitement plane, mais lorsque l’on s’approche, on y distingue des irrégularités, qui selon les endroits prennent la forme de petites vaguelettes, comme sur une plage après la marée descendante, ou de polygones entourés de craquelures qui font penser à la surface d’un marécage asséché. Certains endroits sont parfaitement propres, indemnes de la moindre poussière, d’autres sont parsemés de cailloutis, voire couverts de lambeaux de couches calcaires.

Une brochette de fouilleurs au travail sous le soleil de plomb
Au marteau et au burin

Sur cet espace, 6 ou 7 personnes s’affairent à décaper la couche géologique de ce qui l’encombre. Selon le stade de leur travail, ils manient burin et massette, pelle, pioche et barre à mine, ou bien une simple balayette. Malgré l’incessant bruit de percussion, un étrange silence règne sur le site. Chacun est concentré sur sa tâche, solitaire. Les rares échanges de paroles entre fouilleurs se font à mi-voix, comme s’il s’agissait d’un lieu sacré.

Proche de nous, un arbuste offre une ombre maigre sous laquelle nous nous réfugions aussitôt pour échapper au soleil déjà brûlant de cette matinée caniculaire. Les fouilleurs, courbés sur la roche brûlante, doivent souffrir le martyre…

Tous ces gens au travail viennent d’un peu partout la France. Ce sont des étudiants ou des chercheurs issus des universités et laboratoires de Besançon, Aix en Provence ou Dijon. Il y a également des lozériens qui sont là pour apprendre sur le tas. Quel que soit leur statut, ils ont tous en commun une passion des dinosaures. Ils sont rassemblés au sein de l’« Association paléontologique des hauts plateaux du Languedoc » (APHPL), dont le siège est à Mende, qui a organisé ce chantier.

Un membre de l’équipe s’avance vers nous. C’est Jean-David Moreau, qui supervise le chantier. La petite trentaine, barbe courte entretenue au cordeau, pantalon baroud et tee-shirt moulant, il ne correspond pas du tout à l’image cinématographique du paléontologue d’antan, avec casque colonial, chemise à manches courtes et short trop large. Il a sans hésiter interrompu sa tâche pour nous accueillir et nous expliquer le site : C’est un des sites remarquables des grands causses, probablement le plus beau pour le jurassique inférieur en Lozère. Par la densité des empreintes, par leur diversité en terme de morphologie, mais aussi par leur qualité : elles sont très profondes, très bien marquées. Et encore, on n’en a décapé qu’une toute petite partie : les photos aériennes montrent que la couche à empreintes se prolonge sur 3 ou 400 mètres. Avant les années 2000, les sites à empreintes connus du grand public et des chercheurs étaient très rares dans le Gard et en Lozère : celui de Saint Laurent de Trèves, et 2 ou 3 autres, comme à la grotte de Bramabiau. Depuis, des campagnes de prospection répétées ont permis de trouver plusieurs dizaines de nouveaux gisements. L’ensemble du bassin des grands causses, qui s’étend sur l’Aveyron, le Gard, l’Hérault et la Lozère, affiche maintenant près d’une centaine de gisements, ce qui fait considérer cette zone par certains comme un unique méga-site à empreintes, que les scientifiques du monde qui travaillent sur les dinosaures connaissent. Dans cet ensemble, le secteur de la vallée du Tarnon et de la can de l’Hospitalet est bien pourvu.

Jean-david interrogé par l’auteur
Mesures des traces

Chercheur associé au laboratoire biogéosciences à Dijon, Jean-David a fait une thèse sur les flores fossiles du Gard et de Charente Maritime, il y a 100 millions d’années. Par la suite, lozérien et passionné de dinosaures, il a logiquement orienté une partie de ses travaux vers les grands causses et leur potentiel paléontologique.

L’enthousiasme de Jean David monte d’un cran :

Ces empreintes représentent un véritable trésor. Elles suscitent de nombreuses interrogations scientifiques : qui étaient ces dinosaures, quelle taille faisaient-ils, que faisaient ils ici, dans quel type d’environnement vivaient-ils ? Quelle était leur vitesse de déplacement ? Obtenir ces informations est primordial pour la connaissance de ces dinosaures qui vivaient ici il y a 200 millions d’années, et c’est ça qui nous anime !

Il est rarement possible d’identifier une espèce de dinosaure à partir de ses seules empreintes. Des espèces différentes peuvent produire des empreintes qui se ressemblent, ou au contraire une même espèce peut produire des traces assez diversifiées. Il faut souvent croiser plusieurs types d’informations (empreintes, ossements, œufs fossiles…) pour affiner la détermination.

Pour s’y retrouver, les chercheurs ont mis au point une science des empreintes fossiles, appelée « Paléo-ichnologie », qui permet de décrire et classifier les types d’empreintes selon leurs caractéristiques. Tout comme les espèces vivantes sont classifiées en familles, genres et espèces, les traces sont ainsi classifiées en une vaste arborescence d’ichnofamilles, ichnogenres et ichnoespèces, chaque niveau héritant des caractéristiques générales du niveau supérieur et lui ajoutant des caractéristiques plus précises.

Les caractéristiques de l’ichnogenre Grallator, que les fouilleurs ont trouvé sur le site du Mazel et du Castélas de Saint Laurent, sont les suivantes : traces à 3 doigts très rapprochés, joints à leur base. Le doigt central, (numéroté 3), est beaucoup plus long que les deux doigts latéraux. L’angle entre les deux doigts latéraux est très petit, contrairement à d’autre ichnogenres tridactyles présentant un angle qui peut aller jusqu’à 90 degrés.

Jean-David constate :

Il y a souvent confusion entre les dénominations des traces et celles des animaux, même de la part des spécialistes qui font parfois le raccourci, pour aller plus vite. L’utilisation du terme « Grallator », par exemple, a souvent servi à désigner les animaux ayant laissé leurs traces sur le castélas de Saint Laurent de Trèves. C’est un abus de langage.

L’Ichnogenre Grallator englobe des dizaines d’ichnoespèces dans le monde entier. Plusieurs ont été trouvées sur les sites des environs : Grallator minusculus, Grallator variabilis (toute petite)… il est encore trop tôt pour dire à quel ichnogenre appartiennent les empreintes du Mazel, car deux autres ichnogenres assez ressemblants se rencontrent dans les causses : « Dilophosauripus », et « Eubrontes », avec des traces pouvant atteindre 50 à 55 cm.

L’identification d’un type de trace est parfois difficile. La différence de taille entre deux empreintes, par exemple, peut orienter vers deux espèces différentes… ou vers deux individus de la même espèce mais d’âges différents ! Autre exemple : les traces laissées dans des sols très meubles peuvent faire varier assez fortement l’angle entre les doigts d’un Grallator… et laisser supposer qu’il s’agit d’un autre Ichnogenre. Rien n’est simple !

Même si identifier une trace ne permet pas toujours de connaître son propriétaire, on peut émettre des hypothèses. Les Grallators du Mazel, comme la plupart des Grallators de par le monde, ont à priori été imprimées dans le sol par des dinosaures appartenant au sous-ordre des Théropodes.

On sait assez peu de choses des Théropodes. Ils étaient bipèdes, dotés de puissantes pattes postérieures par contraste avec la petitesse de leurs pattes antérieures. Ils étaient carnivores (peut-être piscivores) et chassaient en groupe. C’étaient sans doute de redoutables prédateurs comme semblent l’indiquer les puissantes griffes de leurs pattes inférieures. Ces griffes servaient aussi à creuser des nids, en forme de petits monticules, pour y déposer les œufs.

Le sous-ordre des théropodes comportait de nombreuses familles. Plusieurs d’entre elles sont probablement représentées sur le site du Mazel :
– les caelophisidés (traces de moins de 15 cm de long, animaux qui mesuraient de 1m10 à 1m20 à hauteur de bassin)
– les carnosauriens, animaux plus trappus et massifs qui mesuraient de 4 à 6 mètres de longueur (traces allant jusqu’à une trentaine de centimètres de long)

Il n’est pas possible de faire d’hypothèse plus précises sur les genre et espèces, car cela nécessiterait de disposer d’informations supplémentaires, comme des fragments de squelettes, des dents, des coquilles… or le niveau Hettangien qui nous concerne ici ne recèle rien de tout cela, ni sur le site du Mazel, ni ailleurs en Lozère (un seul cas est connu en France, en Normandie). Ces empreintes de dinosaures sont donc le seul et unique témoignage du passage de ces reptiles ici il y a 200 millions d’années. C’est ce qui en fait des fossiles d’ordre majeur.

Une belle empreinte…

Pendant que les fouilleurs continuent à décaper leur couche, Jean-David parcourt lentement le site en sortant régulièrement d’un sac plastique des pions de plastique rouge numérotés qu’il dépose soigneusement à côté de chaque empreinte, comme s’il était en train de remplir un carton de loto. Ignorant les personnes au travail autour de lui, il est totalement absorbé par cette tâche, s’arrêtant régulièrement pour scruter intensément la surface rocheuse, réfléchissant à je-ne-sais-quoi tout se grattant pensivement la barbe. Parfois, il entoure une empreinte d’un trait de craie. Saisissant mon regard interrogateur il prend le temps d’interrompre une fois encore son travail pour m’expliquer :

Ces pastilles permettent de numéroter les traces, donc de les identifier individuellement. Ensuite nous mesurerons 8 paramètres pour chacune d’elles : la longueur, la largeur, les angles entre les doigts, et d’autres encore. Ces caractères biométriques seront traités par ordinateur, ce qui permettra de les comparer et de distinguer les différents types d’empreintes, appelés les morphotypes. A priori il semble y en avoir au moins trois ici : des toutes petites empreintes, des intermédiaires avec un angle très grand entre les doigts latéraux, et des très grandes, qui dépassent les 30 centimètres de longueur. C’est seulement après avoir précisé tout ça qu’on pourra commencer à discuter de la nature des dinosaures qui sont passés ici.

Cette opération de numérotation, apparemment triviale, est moins évidente qu’il n’y paraît : les traces les mieux marquées sont bien visibles, mais certaines, profondes d’à peine un millimètre, sont presque indiscernables pour un œil non exercé. Plusieurs ont été détectées par hasard, tôt le matin ou tard l’après-midi, lorsque le soleil éclairait le site d’une lumière rasante, propice à souligner les moindres reliefs. Voilà pourquoi Jean-David les marque à la craie pendant qu’elles sont encore visibles : il ne s’agirait pas d’en oublier, cela fausserait le relevé, et peut-être certaines conclusions.

Un relevé de qualité permet en particulier de repérer les pistes, c’est à dire les ensembles de traces ayant été laissées par un seul et même individu au cours d’un de ses déplacements. Plusieurs pistes ont été repérées sur le site du Mazel. La plus longue enchaîne 5 empreintes. Une autre, de 2 pas successifs (donc 3 empreintes), a été laissée par une bête de belle taille, avec ses empreintes de 29 centimètres.

L’observation fine d’une piste apporte de précieuses informations sur la manière dont se déplaçaient les dinosaures. Des simulations réalisées à partir des positions des empreintes dans les pistes et de la morphologie des squelettes ont par exemple permis de comprendre que pendant la marche la queue des théropodes ne touchait pas le sol, mais servait de balancier pour compenser le déséquilibre latéral engendré par chaque pas.

Comme on dit, ils roulaient un peu du cul, résume Jean-David.

Encore plus fort, la mesure de la longueur d’une enjambée, croisée avec la hauteur du bassin de l’animal, permettent d’émettre une hypothèse quant à sa vitesse de déplacement. L’une des pistes du Mazel présente des enjambées de 2m70. Vue la taille relativement modeste de l’animal qui a laissé ces traces, il se déplaçait probablement à très grande vitesse1. L’imagination va bon train :

– Il courait après une bestiole, ou il fuyait quelque chose, on ne sait pas…
– Peut-être qu’il courait au bord de la plage, les cheveux au vent, pour un film romantique ?
– Les plumes au vent, plutôt !

En complément des mesures biométriques effectuées sur chaque trace, le projet est de numériser l’ensemble du site, d’en faire un scan complet, qui permettra de réaliser une cartographie précise du gisement. Les techniques d’imagerie ont beaucoup évolué avec le numérique, certaines sont maintenant faciles d’accès, rapides et bon marché. L’une d’entre elles, la photogrammétrie, ne nécessite qu’un appareil photo ordinaire, avec lequel il suffit de prendre des photos du site sous tous les angles en veillant à ce qu’elles se recouvrent partiellement. Quelques logiciels permettent ensuite d’assembler toutes ces images pour produire un modèle numérique en 3 dimensions. Les traces peu ou pas visibles dans la réalité pourront être y être mises en évidence par des jeux d’ombre.

Il est important d’avoir des photos prises dans des conditions d’éclairage homogène. Le top c’est quand le soleil est couché parce qu’il n’y a plus d’ombres naturelles. Peut être ce soir on viendra de nuit, avec des projecteurs. En lumière rasante ça pourra faire apparaître des détails qu’on ne voit pas en journée, comme les coussinets ou les griffes. Voilà pourquoi cette dalle est brossée, elle est chérie, protégée !

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Il y a 200 millions d’années, à l’époque de la formation de cette couche géologique appelée Hettangien, s’étendait, non loin en direction du sud, une mer aujourd’hui disparue, appelée Thétys. La zone était couverte d’un vaste marais maritime2, parsemé de fougères, par endroits bordé d’abondantes forêts de conifères3. Des dinosaures traversaient régulièrement ces étendues d’eaux peu profondes. Peut-être vivaient-ils ici à plein temps, ou bien ne faisaient-ils que passer, ponctuellement ou saisonnièrement, pour rejoindre un terrain de chasse, un lieu de ponte ?

Parfois, au gré des conditions climatiques ou des mouvements du sol, l’eau se retirait ou s’évaporait du marais, laissant à nu la boue calcaire du fonds. Les dinosaures qui passaient par là y laissaient des empreintes plus ou moins profondes selon le degré de séchage du sédiment, le poids des animaux4… Certaines de ces traces eurent le temps de durcir au soleil avant le retour de l’eau, puis furent recouvertes de nouveaux dépôts de boues calcaires, et parvinrent intactes jusqu’à notre époque.

Les disparités de profondeur entre empreintes témoigne généralement du fait que les animaux sont passés à des stades de séchage différents, donc à des moments différents.

Mais attention, une trace peu marquée peut également être due au fait que l’animal a marché sur une couche de sédiment de niveau supérieur qui n’est plus présente aujourd’hui. Dans ce cas la trace observée n’est qu’une « sous trace » de l’empreinte réelle, elle est moins bien définie. Heureusement, certains détails, comme des coussinets très bien marqués, ou la présence de la griffe, permettent de savoir si on est sur la vraie surface de marche de l’animal, ou si on est sur une sous-trace. Ce n’est pas toujours évident à déterminer mais on essaie de le faire au mieux !

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Par essence, la fouille est une technique destructive. Il faut donc la mener de manière très méthodique, pour repérer et noter tout ce qui est intéressant sur une strate donnée avant de fouiller plus profondément. Les fouilleurs procèdent par zones relativement restreintes, de l’ordre du mètre carré. Ils nettoient soigneusement la surface rocheuse. Si elle ne porte aucune empreinte, ils enlèvent la strate pour continuer la fouille. C’est une opération délicate quand les strates sont fortement collées les unes aux autres : il faut alors les décoller par petits morceaux sans abîmer la strate inférieure, qui peut être porteuse de traces. C’est le bruit des petits burins plats utilisés pour cette opération que nous avons entendu ce matin depuis le hameau.

Si la couche présente une ou plusieurs traces, le fouilleur est heureux, mais en proie à un cas de conscience. Faut-il laisser la couche en place, pour préserver les empreintes et pouvoir les étudier in situ, au risque de ne pas découvrir d’éventuelles empreintes portées par une couche inférieure. Faut-il au contraire enlever la strate pour continuer la fouille, en récupérant les empreintes, au risque de les casser… Le choix est délicat !

Certains indices aident parfois la décision, en particulier lorsque la strate d’en dessous est déjà apparente ailleurs sur le chantier : si elle est vierge de traces, on peut faire l’hypothèse que ce sera également le cas sous la zone concernée. Si au contraire, la strate d’en dessous présente des traces, il est raisonnable d’en espérer là aussi. On choisira alors de récupérer la trace de la couche supérieure et d’enlever la strate.

Dans certains cas, on peut même avoir des certitudes. Ce jour là, une petite famille est montée visiter le chantier. Le jeune fils, Andéol, se montrait particulièrement passionné par ce qu’il voyait. Un fouilleur avait repéré qu’une piste de traces, imprimée dans une couche inférieure, passait sous la zone qu’il était en train de décaper. La direction du trajet et l’écartement des empreintes visibles lui ont permis de situer précisément la position de l’empreinte suivante. Faisant mine de rien, il a proposé à Andéol de fouiller un peu, en lui indiquant innocemment cet endroit précis. Quelques minutes après, un magnifique doigt de dinosaure, profond et bien tracé, est apparu sous la truelle du jeune garçon transporté de joie. Celui-là, je ne serais pas étonné que cette émotion brute l’oriente vers une vie de paléontologue !

Marcel et son empreinte
Marcel en visite sur le site

Hier, le fameux cas de conscience a amené les fouilleurs à décaper une strate porteuse d’une empreinte. Une toute petite empreinte, comme celle d’un bébé dinosaure, délicate et touchante. Elle a été offerte à Marcel.

*****

Assis en tailleur sur la roche tiède, Benjamin est en train de démonter une couche par tous petits morceaux. Benjamin est un fouilleur singulier. Etudiant en paléontologie, il prépare une thèse en palynoligie. L’étude des végétations du passé, et en particulier des pollens, lui permet de reconstituer le climat et la végétation de l’Afrique de l’est il y a 1,5 à 2,8 millions d’année : époque et lieu d’apparition du genre Homo, dont nous sommes issus. A la fac il travaille sur les origines de l’homme, mais pendant ses congés il oublie le monde végétal et remonte de plusieurs centaines de millions d’années dans le passé pour s’intéresser aux dinosaures.

Là c’est un chantier à part. C’est toujours bien pour la carrière, pour le CV, mais c’est plus pour le plaisir, ça. Les empreintes de dinosaures, ça me change des pollens. Moi j’ai grandi avec « Jurassic park » et les documentaires genre « Sur la terre des dinosaures », c’est ça qui m’a donné envie de m’orienter là-dedans. Après je suis parti sur les pollens par réalisme on va dire. Les dinosaures j’aime beaucoup mais on peut plus trop en faire son métier en France parce qu’il n’y a pas plus d’un ou deux spécialistes qui en vivent, c’est pas très porteur.

Benjamin au travail de décapage

Tout en donnant de petits coups de truelle, Benjamin raconte sa fouille :

Le matin on est à l’ombre, ça va assez vite. L’après midi on traine un peu plus. Et ça dépend aussi des niveaux. Par exemple là-bas ils avaient du mal parce qu’ils étaient sur des bancs de dolomie. Les strates étaient soudées entre elles, il a fallu y aller avec une grosse barre à mine pour les retirer. Ici, c’est facile parce que de l’argile s’est inséré entre deux strates, celle où se trouvent les empreintes et celle du dessus. C’est pratique parce que ça protège les empreintes : je commence par enlever la couche de pierre en laissant le banc d’argile. Quand j’aurai fini je retirerai l’argile très facilement, juste avec une petite truelle, au lieu d’utiliser un burin avec lequel on abime toujours un peu la dalle du dessous. Et puis je passerai un dernier petit coup de balais, pour voir même les empreintes les moins marquées…

Benjamin s’interrompt subitement dans son exposé.

– Ah, t’en as une là !

Sous la plaque d’argile qu’il vient de décoller de la roche, une nouvelle trace apparaît, prenant le soleil pour la première fois depuis des millions d’années. Attiré par l’exclamation victorieuse, Jean-David s’approche et se penche. En tant que chef de fouille, c’est à lui de valider les découvertes.

– Oui, c’est léger, mais c’est bon.
– Elle est bizarre, non ?
– Non, c’est juste que le talon n’est pas posé, alors les deux doigts latéraux apparaissent assez écartés. C’est beau. Bravo !
– Super, super…

Après plusieurs dizaines de découvertes en trois jours, l’effet de surprise n’est plus aussi fort qu’au début, mais le plaisir reste intact pour ce passionné qu’est Benjamin. Je l’interroge :

– Tu crois qu’il y a d’autres empreintes là-dessous ?
– Vue la densité des empreintes sur cette couche, à peu près une au mètre carré, je pense qu’il y a moyen d’en trouver au moins une autre. Moi j’dirais même… une et demi ! Je vais me faire plaisir : je vais encore enlever un petit peu de calcaire par ici, ensuite je vais venir avec une bonne truelle et j’vais tout dégager l’argile, je donnerai un p’tit coup de balais et on regardera ce que ça donne !

Benjamin s’en frotte les mains à l’avance.

Je repasse un peu plus tard :
– Alors Benjamin, ce n’est pas encore fini ?
– En fait c’est plus attaché que ce que je pensais, alors le mieux c’est de donner des petits coups pour décrocher petit à petit. Hop ! Comme ça, sans aller jusqu’à toucher le substrat. Ça va moins vite, mais c’est reposant. (rires). Du coup j’ai pas encore trouvé de traces pour le moment, mais bon il me reste tout ça à faire, donc…
– Faut pas que ça soit trop facile non plus !
– Oui, ça n’a pas d’intérêt si tout le monde peut le faire (rires)

Plus tard :

– Ah, tu vois, il n’y a pas de doute, c’est bien une trace. Et là, tu vois ? (il caresse amoureusement l’empreinte). C’est décalé, je me demande s’il n’y a pas eu un petit jeu de faille… Tu vois ? Ici. Hop ! Paf ! Ça arrive parfois. Hop ! Donc ça en fait d’jà une !… (il observe sa découverte en silence). Il a vraiment bien posé le talon ! Généralement on voit pas cette partie, là.
– Donc il était cool…
– Oui, là il est tranquille.

Encore plus tard :

– Ah ! Je pense qu’y en a peut-être encore une deuxième là-dessous.

Bien plus tard, après avoir découvert la seconde empreinte espérée :

– Du coup on en a deux petites, une petite ici et une petite là, c’est sympathique… S’il y avait une piste ce serait par là… ou par là…

S’il y a une chose certaine, c’est qu’en cet instant précis Benjamin est heureux.

*****

Marcel, propriétaire des lieux, apparaît à l’entrée du site après avoir monté le chemin caladé sous le soleil implacable de cette fin de matinée. Comme des écoliers accueillant leur instituteur, les membres de l’équipe cessent un instant leur labeur et s’écrient en chœur :

– Bonjour Marcel !

Demi-sourire aux lèvres, Marcel est d’humeur blagueuse, comme souvent. Il me désigne d’un doigt faussement accusateur :

– Vous avez du renfort mais ils vous aident pas, hé ? (rires). Ce monsieur là, il faut le faire travailler, il est costaud, il est jeune…

C’est compliqué pour Marcel, cette fouille. Les empreintes de dinosaure, pour lui, c’est anecdotique, bien loin de la vraie vie de labeur qu’il a connue depuis toujours. Les gens qui s’intéressent à ça, ils n’ont vraiment rien de plus important à faire ? Et puis, si ça se sait, ça risque d’attirer du monde… Malgré tout, il n’est pas peu fier que tout ça se passe chez lui, alors il laisse percevoir son admiration à sa manière :

– Té, vous avez travaillé depuis hier, hé ! (sifflement)
– Venez voir Marcel, on en a encore sorti des belles !

Coaché par le chef de fouille en personne, Marcel a droit à la grande visite commentée, comme un VIP. Mais c’est lui qui, finalement, nous ramène vers l’entrée du site pour nous montrer avec fierté et émotion l’empreinte qu’il connaît depuis longtemps :

– Vous avez vu celle là ? C’est celle qu’il avait trouvée !

LA première trace, celle qu’avait découverte Roger, le cher frère aîné, mort voilà trois ans maintenant. Marcel la contemple en silence. D’une certaine façon, ce chantier rend hommage à son frère et à sa découverte.

– Peuchère !

*****

C’est le dernier soir. Demain, avant de se disperser, l’équipe va refermer le site, en ramenant les déblais de fouille dessus après avoir couvert la surface rocheuse d’un géotextile. Pour protéger toutes ces merveilles des intempéries et de l’érosion : il y a le gel et le dégel, les lichens, les pluies acides… mais le plus dangereux ce sont les humains : certains sites ont été pillé, des empreintes ont été arrachées ou disquées !

L’essentiel de l’information est déjà à l’abri, soigneusement noté, photographié, numérisé… Bientôt Jean-David écrira un article pour les revues scientifiques. Tout ce qui pouvait être fait l’a été. Un jour, peut-être, dans quelques années ou quelques décennies, lorsque les méthodes d’investigation scientifique auront progressé, le site sera réouvert, pour continuer à faire parler les empreintes.

Pour l’heure, l’équipe est crevée. Ces 5 interminables journées à gratter, déblayer, empiler des blocs sous la fournaise ont été passionnantes et épuisantes à la fois. Tout le monde est rassemblé autour d’un bon repas dans le jardin fleuri de Cécile, une habitante du Mazel qui a invité tout le monde.

L’ambiance est détendue, les conversations oscillent entre impressions de fouille et échanges plus personnels, où l’on prend le temps de raconter un peu qui l’on est, ce que l’on fait du reste de sa vie. La lumière baisse peu à peu, il n’y a pas un souffle de vent, il fait si doux… Sentiment de mission accomplie, de repos mérité après l’effort. Mais demain il y a encore un sacré boulot, il va falloir songer à aller se coucher…

On monte faire un tour au site ?

Qui a fait cette proposition ? Peu importe, l’équipe se lève comme un seul homme et prend le chemin du Causse, éclairé par la lune. La dalle du chantier, sombre et silencieuse, rayonne d’une chaleur douce. L’équipe se disperse. Certains s’assoient et caressent la roche, d’autres installent des projecteurs rasants et prennent des photos, d’autre encore marchent avec application le long des pistes, écartant les jambes à la longueur des pas de dinosaures. Chuchotements, rires tranquilles, le temps s’étire sous la voie lactée.


Une empreinte dans la nuit
Prises de vue pour la reconstitution 3D

Benjamin observe une empreinte dans la nuit
Sous l’éclairage rasant, tous les détails de la surface apparaissent

Marc Lemonnier, octobre 2018

Merci à toute l’équipe de fouilleurs pour leur accueil, leur passion, leur disponibilité. Un merci particulier à Jean-david pour sa relecture et ses corrections.

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