Journal d’une découverte archéologique

Par une belle après-midi de l’automne 2008, une petite balade en famille nous entraîne dans un recoin des cans. Nous cheminons tranquillement sur un étroit sentier qui serpente entre le sommet d’une petite barre rocheuse et les premiers arbres d’un bois de résineux plutôt clairsemé. Le regard à l’affut des beaux points de vue que laisse parfois apparaître une trouée fugitive dans la végétation, je ne fais guère attention à me pieds et c’est presque sans le voir que je passe devant une sorte de terrier qui s’ouvre sur le rebord du sentier. Quelques secondes plus tard, un avertisseur clignote sous mon crâne. Nous faisons demi-tour. Les enfants râlent un peu, prétendant – en connaissance de cause – que « je vais encore y passer des heures ». Ils sont sans cœur. A quatre pattes, je présente le nez à l’entrée de l’ouverture. Elle n’est pas large : environ 30 cm  sur 20 cm. Les traces de va-et-vient animal ne laissent aucun doute : il s’agit bien d’un terrier. Mais il n’est pas ordinaire : son « plafond » est en calcaire. Je reconnais le cas de figure classique d’une galerie – peut-être une petite rivière souterraine fossile – dont toute la partie inférieur est colmatée par de la terre, ne laissant apparaître que le plafond. Sans lampe, impossible d’en voir plus. « Ah dis donc p’pa, t’as fait vite, cette fois ».

Quelques jours plus tard, armé d’une lampe de poche, me voilà à nouveau devant mon terrier. A plat-ventre, une oreille au sol, l’autre au ciel, je m’y introduis tant bien que mal. Elle est toute belle avec son plafond bien arrondi et ses quelques concrétions, mais elle est terriblement étroite, la bougresse ! Finalement elle ne me mène pas plus loin que 3 pauvres mètres. Au delà, la terre comble totalement l’espace. Marche arrière.

Le « terrier » par lequel tout a commencé

Debout dans mes habits sales, j’observe ma pauvre découverte. Elle a beau ne pas mener loin, cette cavité, elle est intéressante. Elle a dû, dans un temps plus ou moins reculé, être plus largement ouverte. S’il n’y avait pas toute cette terre… J’observe les alentours. Mon « terrier » s’ouvre au pied d’une couche géologique formant un petit ressaut rocheux, qui se prolonge à l’est et à l’ouest. Je l’aperçois de loin en loin dans la forêt. Je ne sais pourquoi, cette strate… m’inspire. Je prends du recul, je réfléchis… Je n’ai entendu parler d’aucune grotte dans les environs immédiats. S’il y  a une à cet endroit, pourquoi pas une autre, quelque part dans la même couche ? Il faut la suivre ! Mètre par mètre, je furète, j’observe, je bartasse. A quatre pattes je traverse des buis, des ronciers énormes dans lesquels j’achève de déchirer mon pantalon. Au bout de 100 mètres, je tombe sur une seconde cavité. Elle est un peu plus large, un peu plus haute. Pas encore confortable, mais on peut y avancer la tête relevée. 2m, 3m, 4m… c’est fini. Encore raté. Mais sa présence ici vient confirmer mon hypothèse : cette couche est intéressante !

Je reprends ma progression laborieuse. 100 mètres plus loin, troisième cavité. Plus petite. 2 mètres seulement. La barre rocheuse contourne un éperon et repart quasiment en sens inverse. Une quatrième cavité, presque bouchée. Et bientôt une dernière. Celle-ci présente, comme les quatre premières, un plafond de roche et une base obstruée par de la terre et des racines. Seule reste ouverte une petite lucarne de 15 par 15, il est impossible d’y passer ne serait-ce que la tête. Rien de bien excitant. Par acquis de conscience je glisse mon appareil photo dans l’ouverture et prend quelques clichés au jugé. L’excitation de l’espoir retombe. Pas de découverte formidable à faire. Le retour dans la tiédeur de cette journée finissante est délicieux.

Le soir j’examine attentivement les clichés. On y voit une galerie très étroite qui s’élargit sur… un trou noir. Or le noir, sur une photo prise au flash, cela signifie « distance ». Derrière l’étroiture de l’entrée, il y a donc un espace plus vaste. Il faudra y retourner. Un jour. Plus tard, car mes aventures palpitantes vont m’entraîner ailleurs pour un certain temps. Avant de passer à autre chose, je dénomme intelligemment mes cavités n°1, 2, 3, 4 et 5. La plus prometteuse est la n°5.

La première photo du terrier, prise avec un appareil photo à bout de bras, près d’un an avant d’y entrer pour de vrai.

Juin 2009. J’avais presque oublié le trou noir. Il y a tant d’autres endroits passionnants à explorer dans les environs ! Mais il est revenu hanter mes pensées ces dernières semaines. Depuis quelques jours j’ai rongé mon frein dans l’attente d’un moment libre et me voilà de retour. Je contemple l’ouverture avec stupéfaction. J’avais oublié à quel point elle était MINUSCULE. Qu’est-ce que j’espère donc ? Soupir… Je grattouille mollement la terre pour élargir un peu le passage. Centimètre par centimètre. Le travail est lent et fastidieux car l’endroit est malaisé : un énorme rocher, tombé devant l’ouverture, empêche de s’installer confortablement et d’utiliser un outil à manche. Une heure passe. L’ouverture atteint maintenant les dimensions royales de 20 par 30. De quoi passer la tête et les épaules. Ca frotte de partout, mais je réussis à entrer le haut du corps. Ce que je vois me fait plaisir : l’étroiture ne mesure que quelques dizaines de centimètres de long. Au delà, le boyau s’élargit. La photo n’avait pas menti. Je fais des efforts pour calmer l’excitation qui monte en moi. De toute façon je n’irais pas plus loin aujourd’hui. Il serait trop risqué de tenter l’aventure tout seul. Marche arrière.

La vie passe, emportant avec elle quelques mois fabuleux qui m’éloignent de mon terrier. Mais, sur l’arête d’un sommet mexicain, j’y repense. Je suis de plus en plus certain qu’il y a quelque chose d’intéressant là-dessous. Quoi ? Je ne sais pas. Je n’ose pas formuler tout haut ce que j’espère. Mais j’y crois.

Septembre 2009. A la première journée libre dans mon agenda de rentrée, je fonce. Avec une intention ferme : cette fois je vais y entrer, dans ce trou, je vais savoir ce qu’il a dans le ventre. J’ai prévu le coup : j’emmène un ami, pour me tirer par les pieds si je reste coincé ! Nous expédions la marche d’approche au pas de course, le souffle court, déjà dans l’émotion. Nous voilà face a l’ouverture. Malgré mon travail de sape de la dernière fois, elle reste vraiment très étroite. Pour gagner encore quelques centimètres, nous grattons le sol avec les ongles. Et puis je tente le coup. La tête, les épaules. De profil… ça frotte. Impressionné, je ressors. Nouvel essai : je gagne encore quelques centimètres. Me voilà parvenu au point le plus étroit. Au delà, ça s’élargit. Nouvelle sortie. Allez, cette fois, c’est la bonne. Je pousse sur les pieds. Ca résiste, ça résiste… ça passe ! Déjà les parois s’écartent, le plafond remonte, la progression est plus facile. Le sol de terre plonge vers le bas. Je peux bientôt me redresser, progresser à quatre pattes, avancer vers cette zone noire que m’avaient révélé les photos. A la rupture de pente, je peux enfin apercevoir la suite de la galerie. Elle descend en pente douce sur 3 mètres environ, en s’élargissant jusqu’à former un volume un tout petit peu plus large. Une belle colonne de calcite descend du plafond sur la gauche, quelques draperies ondulent à droite. Au loin, la galerie remonte en égrénant des gours à sec, ourlés de dentelles de calcite.

Première entrée, à reculons. C’est encore étroit
La galerie d’accès, avec le remblai de terre compactée

Au pied de la colonne, un objet aux formes biscornues repose sur le sol. A cette distance je ne peux pas identifier ce dont il s’agit, mais déjà, je comprends. Je sais. Cela fait des années que je rêve de cela. J’y suis tellement préparé que je crois ne ressentir aucune émotion. Je m’approche à quatre pattes, contourne l’objet pour en contempler l’autre versant. Trois trous noirs béants.

Une face humaine.

Février 2010. C’est la première fois que je reviens à la grotte. Il y a 6 mois, suite à ma découverte, j’ai transmis au Service Régional d’Archéologie (organisme dépendant de la DRAC, chargé de recenser et protéger les sites d’intérêt archéologique) une fiche descriptive, mentionnant lieu, date de découverte, schéma, descriptif des objets observés… Et puis, fier de mon travail, j’ai attendu qu’on me recontacte pour me féliciter, et qu’on me sollicite pour accompagner une équipe de savants à barbes visiter le site et confirmer son inestimable valeur. Mais les mois ont passé sans qu’aucun courrier officiel à lettres dorées ne soit déposé dans ma boite aux lettres. Je me suis impatienté, j’ai rappelé… le service était en grande restructuration, avec moult déplacement de personnels, dont ceux qui paraît-il auraient dû traiter ma demande. On me demandait de patienter. Je patientais des jours, des semaines et des mois sans que rien ne se passe. Pour faire les choses bien, je m’interdisais de retourner à la grotte avant d’avoir eu une réponse officielle.

Aujourd’hui, j’ai craqué : s’ils ne veulent pas venir, hé bien moi j’y vais.

Il fait un froid de canard à l’entrée. Obligé de porter un épais sweat-shirt, je manque rester coincé dans l’étroiture. Angoisse : je suis seul, cette fois. Mais me voilà bientôt à nouveau au cœur de la terre. Il y fait doux. J’y reste un très long moment, seul dans le silence, l’obscurité et l’humidité, à observer, photographier, explorer. Je commence à prendre mes repères. De ce que je vois, il y a ici les restes d’au moins trois individus. Au bas de la pente de terre j’ai cru observer des fragments provenant de trois crânes différents – mais il n’est pas facile d’en être sûr : comment savoir si ce fragment arrondi est bien le rebord d’une orbite ou une autre partie de crâne, de moi inconnue ? Je suis en train d’apprendre les rudiments d’une archéologie intuitive de terrain. Près des crânes, il y a de gros ossements de membres : tibias, fémurs, etc… Tout à l’heure j’ai rampé jusqu’au fond de la galerie : elle est très inconfortable car elle se resserre progressivement. Il faut avancer en équilibre sur les rebords des gours pour ne rien abimer, il y a de quoi vous exploser les coudes et les genoux. Tout ça, bien sûr, en ne touchant absolument à rien. Les gours en question sont bourrés d’ossements. Des morceaux de membres, de côtes, des vertèbres, des dents… Pas de doute, il y a du monde là-dessous ! Le plus étonnant, c’est qu’ils sont tous cassés, comme si cela avait été fait volontairement.

Regard vers la sortie, depuis la galerie des gourgs
Au loin, un fatras de formes bizarres, éparpillées

Comme j’aimerai voir arriver un archéologue, pour en savoir un peu plus. Qui étaient ces gens, à quelle époque vivaient-ils… De quand datent tous ces ossements ? De mes quelques connaissances archéologiques aux alentours, je déduis que cette sépulture pourrait logiquement dater de l’âge du fer, ou d’un peu avant. Mais si elle était beaucoup plus ancienne ? Si elle datait de périodes encore inconnues dans la région : mésolithique, paléolithique ? Je délire, ça n’est pas possible : il faisait trop froid à cette époque et à cette altitude. C’est si bon de rêver. Mais quand donc va-t-il venir, cet archéologue ?

Mai 2010. Alors que je descends de scène à la fabuleuse « Nuit du folk » du Causse Méjean, un copain musicien me présente un autre copain musicien. On se dit trois bricoles de musiciens. Au détour de la conversation j’apprends que ce gars, à part de jouer de la musique, est… archéologue à la DRAC. Les choses arrivent rarement par là où on les attend. Tout s’enchaîne. Il vient visiter le site. Pas révolutionnaire, mais intéressant. Il y a deux alternatives : fermer la grotte pour la protéger, ou fouiller. Discussions à trois voix, avec les propriétaires du terrain. Moi j’ai envie d’en savoir plus , mais je n’ose pas trop intervenir : je ne me sens pas du tout légitime dans cette discussion. Les propriétaires optent finalement pour l’option « fouille ». On y va !

Enfin, façon de parler. La procédure d’obtention d’une autorisation de fouille est une sorte de fusée à plusieurs étages, qui doit voyager au travers de différents niveaux hiérarchiques et culminer au Ministère de la Culture avant de retomber – peut-être – sur Terre. De longs mois d’attente en perspective. On fera de la musique en attendant.

Mai 2011. Une autre année a passé. Je suis retourné une ou deux fois à la grotte, rêvasser tout seul dans le noir. Mais aujourd’hui, c’est l’action, enfin. L’autorisation est arrivée. Nous voilà tous les deux devant la bouche noire, l’archéologue et moi. Pour commencer, il va falloir abaisser le niveau du sol de l’entrée. Pour pouvoir aller et venir plus facilement – c’est encore très étroit – et en profiter pour voir s’il n’y aurait pas des choses intéressantes là-dessous. Nous choisissons une aire à décaper, et le lent travail de grattage commence. Tant qu’il n’y a pas de vestiges manifestes, on peut estimer qu’on ne se trouve pas encore dans un niveau archéologique. On procède alors de manière grossière, ce qui permet d’avancer à la vitesse fabuleuse de plusieurs centimètres par jour. C’est un travail simple et répétitif, qui ne nécessite pas toute l’attention et permet aux pensées de vagabonder. Mon archéologue est un passionné. Il aime raconter ses fouilles et ses découverte, alors je travaille en l’écoutant, continuant à apprendre les rudiments de l’archéologie de terrain. En deux jours l’entrée est un peu plus praticable. Nous n’avons rien mis au jour d’autre que quelques pierres marquant – peut-être – l’emplacement d’un ancien mur destiné à boucher la grotte. Ah, et aussi : un tesson du XIXème siècle. Pas de doute : on n’est pas encore au niveau de base. Mais ça suffira pour l’instant. Nous allons maintenant nous occuper de l’intérieur.

Après un premier décapage à l’entrée, on commence à y voir plus clair
Semaine après semaine, le sondage avance.
Premières mesures
Os longs, crânes en veux-tu en voilà… il y a du monde au balcon.

Juillet 2011. Ma saison de musique bat son plein, je n’ai pas pu retourner sur le chantier. L’archéologue a continué à avancer sans moi. Mais je continue à y penser. Un soir, après une animation « musique verte », je prends le chemin de la montagne et vais retrouver ma grotte. Le lieu a bien changé. Des fils sont tendus à angles droits sur le sol, pour permettre une cartographie précise. Au pied de la colonne, tous les ossements qui étaient apparents et mobiles, après avoir été notés sur le plan, ont été retirés. Le projet de mon archéologue est de les envoyer ensuite à une amie « anthropologue préhistorique », une sorte de déesse qui sait deviner des trucs pas possibles en observant des ossements : l’époque, l’âge, le sexe, l’état de santé… mais aussi des infos plus étonnantes : s’il a fait de la plongée, si deux squelettes sont de la même famille… j’ai hâte. L’archéologue a commencé à décaper le sol. Là-dessous ça grouille. Il y en a plein d’autres, c’est un vrai caveau collectif ! S’il faut fouiller l’ensemble du cône de terre qui coule depuis l’entrée, ça va être un sacré chantier !

Septembre 2011. Depuis juillet, le travail de fouille a été plus que fructueux. Délaissant momentanément le secteur de la colonne, l’archéologue a effectué un sondage plus proche de l’entrée. Il a décapé 1 m² de surface, sur 10 centimètres de profondeur. Et là, des os, des os et encore des os. Les crânes sont soigneusement alignés sur les bords de la galerie, ce qui témoigne d’une stratégie de rangement bien organisée : lorsqu’on amène un nouveau corps, on range les ossements des précédents pour faire de la place. Cette petite grotte de rien du tout est devenue un caveau de famille plein de surprises : de 3 individus potentiels, nous voilà déjà à 12, et il en apparait de nouveaux à la moindre occasion. Allongé devant la fosse, mon archéologue m’expliquait l’autre jour un truc que j’ai déjà oublié quant tout à coup il s’est interrompu pour dire « Tiens ? Celui la, j’l’avais pas vu, dis-donc ! » Il a grattouillé une forme vaguement symétrique quasiment invisible, et hop : le n°13 est apparu sous mes yeux émerveillés. Quelques jours plus tard, un second sondage a été ébauché à l’entrée de la galerie : encore du crâne ! Ce truc, ça va devenir une nécropole entière, si ça continue !Deux des crânes sont trépanés. C’est à dire qu’ils ont été troués artificiellement, du vivant de la personne concernée, et que cette personne a survécu à l’opération. On n’a recensé que quelques centaines de crânes trépanés en France. Plusieurs dizaines ont été trouvés dans plusieurs cavités du causse Méjean et du Sauveterre, comme à Baume Chaude. Pour la plupart, ces crânes ont été découverts au XIXème siècle. A l’époque, des archéologues amateurs en Queue de Pie et chapeaux haut de forme dirigeaient des équipes de fouille armées de pioches et de pelles pour sortir au plus vite les plus grandes quantités possibles de vestiges, en se focalisant avant tout sur les objets manufacturés, jugés plus valorisants que les ossements. Autant dire que la plupart de ces ossements ont été brisés en mille morceaux. Beaucoup ont disparu corps et bien, dans des collections privées ou pire encore, dans les déblais de fouilles. Seule une petite partie a atterri dans des musées locaux ou nationaux. Hélas : un objet perd énormément de sa valeur informative lorsqu’il n’est pas étudié dans son contexte sur le terrain. Ici, les deux crânes trépanés sont entiers, et à leur emplacement d’origine. C’est rare.

Octobre 2011. Mon archéologue n’avait, pour ce chantier, qu’une autorisation de sondage. En d’autres termes, il pouvait juste gratter une surface réduite pour « voir si ça vaut le coup ». Si l’inventaire des ossements s’était limité aux quelques fragments de crânes qui trainaient sur le sol lorsque je suis venu pour la première fois, l’aventure aurait été amusante, mais probablement sans suite. Les dernières trouvailles ont peu à peu fait grimper la valeur de ma petite grotte. Il va falloir faire le point, voir où on en est, rédiger des rapports, demander de nouvelles autorisations…

Novembre 2011. Voilà, c’est fini pour cette fois. L’un d’entre nous a bataillé avec une grosse pierre, il l’a poussée, tirée en ahanant, pendant qu’on le regardait faire, les mains dans les poches, en faisant des commentaires désobligeants. Finalement, la pierre a fini par prendre sa place tout naturellement, comme si elle avait été taillée sur mesure. Un peu de mortier est venu colmater les derniers trous. La grotte est scellée. Avec l’automne qui s’approche, les feuilles de hêtre vont rapidement s’accumuler sur la plateforme de terre et lui rendre l’aspect qu’elle avait en 2008. Plus personne ne pourra soupçonner la présence de la grotte, même les chasseurs les plus attentifs.

Et si tout marche bien, si mon archéologue est convaincant avec sa hiérarchie, hé bien… au printemps il reviendra. Il balaiera les feuilles de hêtre, grattera le mortier, enlèvera la pierre, et on verra bien ce qui se passera ensuite.

Il est temps de refermer… préparation du mortier
Chaque pierre scellée renvoie un peu plus la grotte dans son secret

Janvier 2012. Remise du rapport de fouille. c’est l’occasion d’une petite fête réunissant les quelques personnes concernées par l’aventure… et des musiciens bien sûr. Tout y est, dans ce rapport : des plans, des photos, des commentaires savants. Ce dossier fait tellement sérieux : ma petite grotte y apparaît comme une VRAIE grotte archéologique. Si les cartes n’étaient pas accompagnées d’une échelle, on pourrait penser qu’il s’agit d’un site énorme, aussi prestigieux et fondamental que la grotte Chauvet. Je suis extrêmement fier. Mon archéologue n’arrête pas de me féliciter par ci, féliciter par là. Je fais mine de n’y être pour rien, mais je prends tout de même.

Septembre 2012. L’automne est arrivé si vite. Entraîné vers des horizons plus lointains, je n’ai guère couru les Cévennes cette année. Ma grotte ne m’a plus occupé l’esprit, elle non plus : elle est restée obstinément scellée ! Les choses ne se sont pas passées comme nous les aurions souhaité : au vu des ossements trouvés, la hiérarchie a estimé que la poursuite de la fouille imposait la présence d’un anthropologue sur le terrain. La demande se comprend : une telle personne pourrait collecter le plus possible d’information sur place avant que la fouille ne dégrade inéluctablement le site.

La déesse-anthropologue amie de mon archéologue serait ravie de venir faire le travail, mais voilà : toute déesse qu’elle soit, elle n’a pas le diplôme qu’il faut, ou alors elle n’écrit pas d’articles dans les revues scientifiques qu’il faut. Même si elle est hyper balaise, ça ne suffit pas aux yeux de l’administration. Il faudrait trouver quelqu’un d’autre. Par exemple, un anthropologue d’un service de l’état, comme le CNRS, qui pourrait travailler sur le projet en étant salarié par sa structure. Hélas, tout le monde se les arrache et leurs plannings de fouille sont généralement complets pour des millénaires. Le temps qu’ils se libèrent, ils pourront bosser sur des sites datant du XXIème siècle !!! Sans compter qu’ils travaillent tous sur des chantiers d’envergure qui pâlissent quelque peu l’intérêt de ma modeste grotte.

Faudrait sinon trouver des sous pour payer quelqu’un… Mais la journée d’anthropologue préhistorique, ça va chercher loin, croyez-moi, et évidemment sur ce projet il n’y a pas un sous… Comment faire ?

Perché sur une crête cévenole, la main en casquette au dessus des yeux pour me protéger du soleil agressif de l’hiver, je scrute l’horizon avec attention pour détecter si un éventuel anthropologue approcherait par le sud. Personne. Il va falloir attendre.

Décembre 2012. Toujours aucun anthropologue à l’horizon. Ce personnage qui n’arrive jamais est en train de devenir pour moi une sorte de mythe. Pourtant, au cœur du mini hiver qui vient de s’installer sur les Cévennes, un fait nouveau et passionnant vient de se produire. Un crâne a été découvert à l’entrée de la grotte n°3. Ma grotte n’est pas isolée. Elle fait partie d’un ensemble. Il y a là l’ébauche d’une sorte de nécropole. Comment alors ne pas imaginer que les n°1, 2 et 4 fassent elles aussi partie de cet ensemble ? Ces cinq cavités sont situées dans la même couche géologique, à quelques dizaines de mètres des distance les unes des autres. Il serait même possible, pourquoi limiter ses rêves, qu’elles communiquent par l’intérieur de la montagne, en une sorte de « gruyère sépulcral ». Si c’était le cas, voilà qui placerait ma petite grotte banale au cœur d’un site régional important… Quelles perspectives passionnantes !

Février 2014. Au cœur de l’hiver cévenol, la nouvelle tombe sur les téléscripteurs. Une anthropologue du CNRS qui travaille sur des sites funéraires du Languedoc a appelé mon archéologue. Elle a entendu parler de ce petit site de rien du tout, et elle aimerait voir s’il correspond au type de sites qui l’intéressent. Si c’est le cas, elle propose de réaliser l’étude sur son temps de travail professionnel. Pour la science. Incroyable. Le rêve que l’on n’osait pas faire. Dans deux mois elle va venir, on va ouvrir la grotte, elle va la regarder, dire ce qu’elle en pense. Et peut-être, redémarrer le chantier !!!

7 juin 2014. Nous sommes tous devant la grotte. Mon archéologue préféré, l’anthropologue du CNRS, une autre anthropologue amie de mon archéologue… L’ouverture de la cavité est absolument indiscernable sous les feuilles et la terre. Nous commençons par évacuer tout ça, et faire réapparaître le scellement de novembre 2011. Bigre, il paraît bien solide ! Armés d’une simple massette et d’un burin, nous entamons une bataille avec la montagne. Il nous faudra plus d’une heure et demi pour qu’enfin la petite dalle s’affaisse et laisse apparaître l’étroit couloir sombre que je connais si bien. Je m’y introduis le premier. C’est tout humide là-dedans, on sent l’hiver encore proche. Les trois zones de sondage sont toujours bien en place, tous ossements dehors. Je suis ému de retrouver mes amis et je passe un bon moment dans le silence à refaire connaissance. Puis je cède ma place à mon archéologue et son anthropologue. Celle-ci n’en même pas large. « Quand je travaille en grotte, c’est généralement plus large que ça ! ». Mais elle disparaît dans la bouche noire et pendant une demi-heure, là-dessous, les conversations et échanges de détails pointus vont bon train. Lorsque l’anthropologue réapparaît, tachée et décoiffée, elle a l’air convaincue : tout cela semble bien intéressant.

Le temps que la seconde anthropologue et les amis visitent à leur tour le site, il est déjà temps de se préparer au départ. La grotte est à nouveau scellée (avec moins de zèle cette fois, pour faciliter une réouverture souhaitée prochaine), les feuilles remises en place. La grotte retrouve son anonymat. Mais cette fois, cela semble certain : nous reviendrons bientôt. Et cette fois, ce sera pour fouiller.

19 janvier 2016. L’anthropologue s’est évanouie dans la nature. C’était trop beau. Sans doute est-elle retournée à de plus vastes grottes. La petite entrée restera scellée à jamais. Ou peut-être quelqu’un la redécouvrira-t-il dans quelques décennies, quelques siècles ? En attendant, les corps allongés dans le silence et l’obscurité garderont leurs secrets.

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