Le berger qui aimait les loups mais pas la guerre

L’homme dont je vais vous parler n’est plus de ce monde. Je préfère vous le dire tout de suite, pour que vous ne soyez pas trop triste à la fin de votre lecture. Mais réjouissez-vous : son simple souvenir redonne espoir dans l’espèce humaine.

Les premières fois, nous sommes passés sans le voir, depuis la voiture qui filait sur le causse. Impression fugitive d’avoir aperçu une forme, au coin de la haie. Les fois suivantes, nous avons fait plus attention. Effectivement, il y avait bien quelque chose… ou plutôt quelqu’un. Un homme de corpulence costaude, grande barbe, assis sur une chaise. Passage après passage, la scène s’est précisée. Il changeait de place, mais s’installait toujours au bord d’une haie, dos au vent, face au soleil, légèrement en hauteur pour surveiller quelques brebis qui paissaient dans la prairie. En tous ces endroits, des chaise à demeure l’attendaient, accueillantes. Parfois on le surprenait à se déplacer d’un emplacement vers un autre, boitant légèrement, appuyé sur un drôle de fauteuil canne.

Un jour, nous nous décidons à oser. Nous nous garons un peu plus loin et partons en balade sur le chemin. Quelques sonnailles tranquilles nous mettent sur la voie : il est quelque part par là. Une forme est confortablement allongée dans l’herbe au pied d’une haie. Il nous a repérés depuis longtemps, et nous observe approcher, d’un regard affirmé, interrogatif et vaguement moqueur. Sans doute pense-t-il « Encore des curieux, qu’est-ce qu’ils vont me sortir, ceux-là ? ». Mais l’homme est invitant, chaleureux. « Approchez, approchez ! » Tout de suite, il se met à parler. Et il nous questionne, aussi. Il n’est pas de ces gens qui n’ont de cesse d’étaler leur savoir sans vous écouter. Il semble avoir envie de nous connaître mieux, d’apprendre de nous. Alors, sans plus de façons, il pose des questions. Il veut savoir où nous vivons, ce que nous faisons dans la vie, ce que nous pensons de tel sujet, de tel événement d’actualité. Alors que nous ne sommes pas encore très intimes, ses questions nous offrent une place dans son univers.

A la troisième visite, il nous interpelle par nos prénoms. Nous ne sommes pas peu fiers : c’est une reconnaissance. Et puis, un jour : « On peut se tutoyer, non ? Ce sera plus facile ». Ce n’est même pas une question, juste une constatation de bon sens. Ho ho, nous voilà adoubés !

Visite après visite, nous apprenons son histoire. La naissance à Drigas, à 5 kilomètres à peine de là où il vit encore. L’école où il s’ennuie, rêvant déjà de brebis. Comment le père, voulant qu’il fasse un métier moins dur, l’envoie contre son gré en lycée technique où il étouffe. Comment à 17 ans, le diplôme en poche, il revient malgré tout à son envie initiale.

Christian est un amoureux de la parole. C’est même un véritable conteur. Il emploie instinctivement des mots qui touchent. Il module sa voix pour souligner des suspenses et des effets de surprise. Depuis longtemps, il a parlé, parlé sans fin à tous ceux qui ont bien voulu l’entendre. A force, son discours s’est rodé, poli, étayé, ses points de vue se sont élargis. Il a des réparties affûtées, des bons mots prêts à servir en toutes situations. C’est vraiment un sacré parleur. Sans doute le sait-il, mais cela n’enlève rien au plaisir que l’on a à l’écouter.

Christian continue à raconter, inlassablement. Le troupeau familial, d’abord, qui le rend pleinement heureux. Puis la pause de la guerre d’Algérie, seule période de sa vie durant laquelle il s’est éloigné du causse Méjean. Pendant les premières années de notre relation, Christian est resté mutique sur ce sujet. Il ne pouvait pas mettre de mots sur ce qu’il avait vécu là-bas. Cela viendra. Au retour, le troupeau familial est repris par le grand frère. C’est l’occasion pour Christian de devenir berger salarié. Rapidement reconnu pour ses qualités de sérieux et de compétences, il aurait pu se vendre de plus en plus cher, passer maître berger. Il préfère approfondir avec un même troupeau, à Nivoliers, ou il passera toute sa vie professionnelle au service des mêmes patrons.

Quand Christian parle, on ne se contente pas de l’écouter : on le regarde, aussi. Son visage large, solide, son regard franc, sa barbe « de père Noël », comme il la désigne lui-même… Il est incroyablement photogénique, et donne sans cesse envie de sortir l’appareil. Mais c’est un geste qui peut vexer ou heurter la pudeur. Pensant user d’une manœuvre d’approche particulièrement intelligente, j’ai laissé l’appareil au fonds du sac. A la troisième visite je l’ai sorti mine de rien pour faire quelques clichés anodins : les paysages alentours, le chien Pipo, le troupeau… Alors qu’il se trouvait en limite de champ de mon prochain cliché, il s’est exclamé « Vas-y, prends des photos, n’hésite pas ! » Je m’engouffrai immédiatement dans cette brèche et depuis je mitraillais à tout va, de plus en plus près, de plus en plus ouvertement. Lorsqu’il s’en apercevait, au lieu de minauder, il jetait un regard franc à l’objectif, dans une pose incroyablement naturelle.

Au gré des années, Christian nous détaille sa vie de berger salarié, dure mais gratifiante. Les gestes du quotidien pour soigner le troupeau. La garde, en bonne santé ou malade, par tous les temps. Il ne s’y ennuie jamais : en naturaliste passionné il est à l’affût du vivant qui l’entoure et le causse est incroyablement changeant pour qui sait observer. Au sein du monde sauvage, ce sont les oiseaux qui ont sa préférence. Autrefois, il ne sortait jamais sans ses jumelles mais depuis que ses genoux le font souffrir il ne les porte plus guère. Cela ne l’empêche pas d’être constamment attentif. Il s’interrompt parfois au beau milieu d’une phrase, le regard intensément fixé sur un point du ciel. Après quelques secondes : « Tiens, une alouette lulu. Elle est tôt. » Et il reprend la conversation là où il l’avait abandonnée.

Un jour, Sophie demande à Christian s’il connaît l’Antoune, une plante connue sur le Mont Aigoual comme une « panacée », une bonne à tout soigner. Il ne connaît pas. Sophie raconte comment la plante, après avoir connu la gloire, a disparu des mémoires et des jardins, et comment elle revient peu à peu. Christian écoute avec intérêt. Quelques minutes plus tard, une brebis du troupeau agnèle. En l’aidant à se redresser, Christian annonce à Sophie : « Je vais l’appeler : Antoune ! ».

La naissance d’Antoune

Quelques mois plus tard, il amène Sophie près du petit troupeau qui pâture un regain de luzerne, et lui désigne une brebis de l’année. « Tu vois cette tache qu’elle a sur le dos, tu la vois ? ». La tache noire a la forme d’un cœur presque parfait. « C’est ma préférée. C’est Antoune ».

Antoune, la brebis au cœur noir

Christian continue son histoire de vie. Peu à peu, le causse se transforme. C’est le « progrès », avec l’eau, l’électricité… la création du Parc National de Cévennes, l’arrivée des touristes, les visites de plus en plus nombreuses, et avec elles cette drôle de période où Christian devient un personnage emblématique. On tourne des documentaires sur lui, on écrit des livres. Il nous les montre en rigolant : « Qu’est-ce qu’il peut y avoir d’intéressant là-dedans ? »

C’est le temps des polémiques aussi. Christian a-do-re les polémiques, et il a toujours un avis. Les loups représentent un gros problème pour les éleveurs et les bergers, qui sont très critiques quant à la présence de ces prédateurs sur les terres parcourues par leurs troupeaux. Beaucoup aimeraient les voir – ou les faire – disparaître. Christian n’est pas d’accord, et il le crie haut et fort : « Les loups, ils sont ici chez eux, comme nous. Ceux qui ont des problèmes avec le loup, ils n’ont qu’à mieux garder leurs bêtes. On est faits pour cohabiter ! ». Sophie et moi échangeons un regard interloqué. Entendre pour la première fois Christian tenir ce discours, incroyable pour un berger, est un choc. Mais il reviendra souvent sur le sujet, alors on s’habituera. Cela fait partie du personnage, de son caractère gentiment provocateur.

Aujourd’hui, nous rendons visite à Christian avec un petit neveu. Comme la majorité des enfants de son âge, il s’intéresse plus aux écrans qu’à un berger caussenard du siècle dernier. Allongé dans l’herbe, le regard tourné vers le lointain, il semble s’ennuyer ferme pendant que nous devisons. Pourtant, mine de rien, il écoute. Il est intrigué. Même : il semble touché. Les années suivantes, chaque fois qu’il repassera dans les environs, il demandera à voir Christian. Et durant cette période si trouble de l’adolescence, durant laquelle rien ne semble avoir de valeur, rien ne suscite l’envie, il avouera même que le métier de berger, ça pourrait l’intéresser.

De longs et bons moments partagés
Le fauteuil-canne de Christian

A la retraite, Christian aurait pu changer de vie. Voyager au loin, ou plus facilement descendre du causse et explorer les vallées et massifs alentours, sur lesquels il avait beaucoup de connaissances et de curiosité. Il a au contraire choisi de rester, parce que chez lui, c’est ici et nulle part ailleurs. Et il a acheté un petit troupeau, parce que les brebis, c’est le sens de sa vie. Avec cette quinzaine de bêtes, il a pu continuer à parcourir sans fin les travers des environs de Nivoliers, en étant « responsable de sa rose », aurait dit Saint-Exupéry. C’est dans cette période que ses tourments de jeunesse ont terminé de s’apaiser. Sa parole s’est peu à peu entr’ouverte et il a pudiquement commencé à livrer un peu de ses ressentis sur la parenthèse terrible de la guerre d’Algérie. C’est dans un petit film amateur réalisé par Alain Bouchard en 2011 qu’il les exprime le mieux : « Moralement, il n’y a rien de bon dans une guerre. J’ai vu des choses atroces, pas humaines. » Et l’on comprend qu’il en est revenu détruit, écoeuré, dégouté de l’espèce humaine. L’envie de vivre aurait pu le quitter, à ce moment précis. Heureusement, il avait le causse et le troupeau. « C’est ce grand silence, c’est cette profession qui m’a guéri ! » Il lui aura fallu cinquante années pour se réparer.

Les dernières années, les genoux de Christian se sont abîmés. Il avait de plus en plus de mal à suivre le troupeau. Il s’accrochait, mais sentait que cela ne pourrait pas durer longtemps. Il nous raconta alors comment un berger de sa connaissance, qui avait lui aussi gardé quelques brebis pour ses vieux jours, lui avait expliqué que ce minuscule troupeau le raccrochait à la vie, précisant même « Si un jour on me retire mes brebis, je mourrai ! » Christian nous raconta cette histoire lentement, les yeux dans les yeux, pesant chaque mot, pour bien signifier qu’il ressentait la même chose. Quelques mois plus tard, lorsque ses genoux ne lui ont plus permis de sortir avec ses bêtes, il a dû se séparer de son troupeau. Il est rentré chez lui, s’est allongé sur son lit en silence, et il a rejoint le paradis des bergers.

Quelques vieilles chaises ont continué à traîner un moment dans les prairies environnant Nivoliers, histoire de nous le rappeler à notre souvenir : « Tiens, ou est donc ce sacré Christian, aujourd’hui ? ». Et puis elles ont disparu.

Christian est mort à la fin de l’année 2021

4 thoughts on “Le berger qui aimait les loups mais pas la guerre

  1. Je suis très émue à la lecture de cet article, superbe. J’y retrouve tout ce qui faisait Christian. Son naturel simple et discret, sa générosité et tout l’amour qu’il portait à tout ce qui l’entourait. Il aimait son troupeau, l’alouette lulu et le rossignol mais aussi tous les mal aimés. Partie prenante de la réintroduction du vautour dans les années 80, défenseur inconditionnel du renard et du loup. Une belle Âme. L’Âme du Causse. Il nous manque terriblement.

  2. Moi aussi j’ai connu un berger, un Christian à Valleraugue qu’on appelait le Chat. Comme le berger du témoignage, il aimait les Cévennes, les gens. Son « Non aux loups » et ses colères pleines de bon sens , s’adressaient à ceux qui ne respectent pas l’animal. Prédateur ou troupeau, il fallait respecter. Et surtout l’homme et son métier. Une pensée pour ce personnage de caractère qui était mon ami. J R

  3. Quel bel hommage….la famille avesque…quelle belle famille…un berger..un melomane…avec alain..mon ami….
    Tellement juste…votre commentaire
    Merci

  4. J’ai eu l’immense bonheur et privilège d’être son ami pendant plus de dix ans, par la suite, malgré la distance qui nous séparait, nous avons continué a nous écrire jusqu’en 2020, c’était un homme comme on en rencontre peu dans sa vie, un berger philosophe, un sage totalement intégré dans son environnement, toujours de bonne humeur et heureux de vivre sa vie. Ce texte est un magnifique témoignage, je n’aurais pu faire mieux, il décrit parfaitement la personnalité de Christian. Merci pour cet hommage.

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