Rat des villes, rat des champs

Novembre 2005. Les banlieues françaises flambent. Chaque matin, un étrange décompte nous est proposé aux informations : celui des voitures brûlées dans la nuit, un peu partout dans le pays. Il y a quelques jours c’était 100, puis 500, puis 1000. Et ça dure… Les jeunes se révoltent, crient leur colère. Certains s’amusent aussi sans doute, les plus petits suivent les plus grands…

Peu à peu, je comprends que la situation est sérieuse. Et puis, il y a ce sentiment bizarre, dérangeant : tout cela m’est étranger. Ici, rien de tout cela n’arrive. La vie continue comme avant. Les voitures restent sur leurs roues, et les nuits dans les rues de Florac s’écoulent tranquilles. Ce qui est vrai dans les banlieues ne l’est pas ici. Du moins pas totalement. Les problèmes existent. Ici aussi, des jeunes sont désœuvrés. Ici aussi, de la drogue essaie de circuler à la sortie du collège. Ici aussi les relations entre les forces de l’ordre et la population sont parfois teintées de méfiance et de peur. Ici aussi des familles sont désargentées, des adultes sans travail, des chemins de vie emprunts de détresses humaines.
Alors, pourquoi ce sentiment qu’ici, tout cela est moins grave ? Je ne prétends pas avoir la solution, tout cela est si complexe. Mais il se semble voir au moins deux raisons fondamentales à cet état de fait.

En Cévennes, nos grandes villes sont petites, nos petites villes sont minuscules, et nos villages sont réduits à quelques maisons, dont beaucoup sont inoccupées. Ces quelques traces de vie humaine sont dispersées dans un territoire immense et presque vide. Nous voici donc peu d’humains au kilomètre carré. Et c’est ce qui fait la première différence. Parce que quand on est peu, on se connaît mieux. Il est plus difficile d’être complètement abandonné ou ignoré par son voisin. Il est plus difficile de brûler une voiture sans que tout le monde sache quel est le responsable, voire sans que quelqu’un n’intervienne pour empêcher la chose de se faire, parce qu’il connaît la personne, ou qu’il n’en a pas peur…

Quand on est moins les uns sur les autres, l’intimité et la tranquillité sont des valeurs acquises, les concurrences ne disparaissent pas mais elles se font moins vives. Il n’y a pas assez de monde pour faire des bandes rivales, alors on reste ensemble… Pas assez de monde pour cultiver toute la terre car il y a trop d’espace à entretenir pour un seul homme. Pas assez de monde pour être en concurrence sur le travail, le marché manque déjà de bras…

Pourquoi, comment a t-on pu laisser, des décennies durant, des êtres humains s’amonceler à ce point dans des banlieues si petites, concentrant de la sorte tous les problèmes normaux d’une société pour en faire un bouillon de culture propre à faire germer la violence ? Et comment a-t-on pu, en parallèle, abandonner la majeure partie du territoire, sous peine qu’il est moins rentable d’y faire des investissements ?

En Cévennes, les Hommes ont pourtant été beaucoup plus nombreux autrefois, mais ils sont partis. Parce que la vie était trop difficile, en comparaison de la facilité de la ville. Parce que le travail était là-bas. Et la logique du vide s’est enclenchée : moins de gens, moins de services : moins d’écoles, moins de commerces, moins d’hôpitaux, moins de transports en communs, pas d’infrastructure de loisirs, internet et le réseau de téléphonie mobile qui restent souvent à la porte de la vallée… les humains que le pays pouvait accueillir hier, il ne le peut même plus aujourd’hui. Quelque chose s’est brisé, par négligence de la part des pouvoirs publics qui ont pensé l’aménagement du territoire autrement, et maintenant, pour qui ne souhaite pas trop changer son mode de vie, la vie serait impossible ici.

Et pourtant… si toutes les zones rurales accueillaient une population à la hauteur de la place qu’elles offrent, avec leur lot de familles en difficulté, d’immigrés pas (encore) très bien intégrés et autres gens « à problème » comme les considèrent depuis des décennies beaucoup d’équipes gouvernementales, et encore plus la dernière en date, je suis prêt à parier qu’il y aurait moins de problèmes ailleurs, et pas tellement plus ici. L’idée n’est pas très confortable pour les gens comme moi qui ont choisi de vivre en Cévennes pour (entre autres avantages) être au calme, mais je ne vois pas bien comment faire autrement à long terme, avant que tout ne saute…

Mais il y a autre chose. A la question classique que se posent deux personnes qui commencent à faire connaissance « Et toi, qu’est-ce que tu fais dans la vie », beaucoup de jeunes répondent ici « Euh… je vis ! ». J’ai été souvent déconcerté par cette réponse dans les premières années de mon arrivée en Cévennes, mais aujourd’hui je comprends parfaitement ce que cela veut dire. La traduction développée de cette courte réponse pourrait ressembler à :
« Je me construits un habitat (selon les cas : une yourte, une cabane, je restaure une clède…) à pas cher mais je fais tout moi même, j’ai un potager qui m’apporte la quasi-totalité de ce dont j’ai besoin pour manger, je fabrique un ou deux produits que je vends sur le marché ou au noir pour entrer un petit peu de sous, complétés ou pas par le RMI, je donne le coup de main à deux ou trois copains dans l’année en échange d’autres coups de main, parfois je touche un peu de sous à cette occasion… voilà, je fais tout ça tranquillement, ça m’occupe entre un mi-temps et un plein temps, et le reste du temps je profite de la vie. Je rencontre des gens, je lis, je fais la fête, je me promène… »

Dans le monde normal, une réponse de ce type est vite interprétée : on a affaire à un SDF, pas de travail, pas de stabilité, la misère, la chute vers le néant. Il va falloir faire intervenir ATD quart-monde, les restaus du cœur… Parce que, dans la société française, le statut social est une donnée fondamentale pour évaluer la réussite d’une personne. Il faut faire les études les plus performantes possibles pour avoir le plus de chance de trouver un travail, et si on ne trouve pas de travail on n’est rien. Ici, j’ai rencontré beaucoup de gens qui « vivent », sans contrat, sans salaire, à la débrouille, mais pour lesquels ce n’est pas un problème, presque une fierté. Dans toutes les étapes d’apprentissage de la vie, à la maison, à l’école, il y peut-être un travail à faire sur la notion de qualité de vie, peut-être même de sens de la vie, pour comprendre que sans un travail officiel on peut continuer à exister, à avancer, à être utile à autrui, et à construire son propre bonheur. En Cévennes, il me semble rencontrer pas mal de gens qui ont cette conscience, et c’est peut-être la seconde raison pour laquelle il y a moins de problèmes ici que dans les banlieues…

Construisons nos villes à la campagne. Évidemment c’est une blague. Mais il va tout de même falloir apprendre à partager. D’abord avec les jeunes des banlieues, qui nous donneront l’occasion de nous exercer à petite échelle avant d’ouvrir la démarche à l’ensemble des gens qui n’ont pas les conditions pour vivre heureux sur l’ensemble de la planète.

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