Mais où est passé le colonel Pradeille ?

Ce jeudi 8 janvier 2004, à 19 heures, la nuit est tombée depuis longtemps sur les Cévennes. Un lourd plafond de nuages bas écrase les vallées et renforce l’obscurité. Autour de Florac, sur les routes sinueuses qui partent à l’assaut des versants, on aperçoit les phares des voitures qui retournent vers leurs hameaux respectifs, pleines d’enfants fatigués par l’école, la garderie, et les dernières courses du soir.

A 19 heures 03 très précisément, le ciel s’illumine brièvement d’une intense lueur orangée. Une fraction de seconde durant, le paysage devient visible comme en plein jour. Un jour étrange, aux couleurs de feu. Les conducteurs des voitures clignent des yeux, éblouis. Sur les sièges arrières, des dizaines d’enfants s’écrient en même temps : « Ouaouh, t’as vu ça papa ? Trop génial ! C’était quoi ? » Les plus observateurs ajoutent : « Regardez, y a un parachute, là ! ». Mais déjà le noir retombe sur le paysage. Des discussions démarrent entre les parents et les enfants, réjouis ou inquiets. Pour essayer de comprendre. Des hypothèses sont émises. Un feu d’artifice ? Un OVNI ? Un feu de forêt ? Mais tout a été si vite que l’éclair semble déjà irréel, et bientôt les conversations dérivent sur les devoirs pour le lendemain…

Le lendemain, le Midi Libre et la Lozère Nouvelle livrent l’explication à la une. Un avion militaire a eu un problème technique et s’est écrasé à Mas Saint Chély sur le causse Méjean. L’équipage s’est éjecté sans problème, l’officier navigant a été retrouvé sain et sauf, il reste à localiser le pilote, ce qui ne devrait plus tarder. Pas de victimes au sol, car la région est déserte. Pas de dégâts matériels, à part l’avion lui même et quelques pins noirs près du col de Coperlac. Rien de grave, en somme. Pourtant, ce matin là, Florac est envahie de militaires. Ils sont des centaines, ils vont et viennent, à pieds dans les rues, en véhicule vers Mende et vers le causse qui n’en avait pas tant vu depuis longtemps. Il y a aussi des gendarmes, des policiers, des enquêteurs, des superviseurs d’enquête venus de Paris. Il y a même des gens aux fonctions plus obscures, qui semblent investis de pouvoirs importants octroyés en haut lieux, qui vont et qui viennent en posant des questions insistantes. Toute cette agitation semble disproportionnée pour un unique avion. Dans ce pays de réfractaires, il n’en faut pas plus pour que commencent à circuler des hypothèses politiquement incorrectes : l’avion aurait transporté des ogives nucléaires armées, elles auraient été éjectées par le crash et reposeraient quelque part sur le causse, il faudrait les trouver avant l’explosion, ou avant qu’elles ne soient volées par un mouvement islamiste.

Pendant trois journées fébriles, l’agitation est à son comble. Sur le site du crash, des hélicoptères filment, des techniciens mesurent, des militaires farfouillent les broussailles et ramassent des morceaux d’avion. Mais les journaux locaux, probablement censurés, n’apportent aucune information nouvelle, délayant a l’infini ce qui a été dit dès le premier jour. Puis soudain, au matin du quatrième jour, Florac se réveille silencieuse, vide de militaires. Sans aucun fait nouveau pour relancer l’intérêt, l’affaire est oubliée en une matinée. La réponse à toutes les questions qui restent posées ne sera jamais donnée. Le pilote de l’avion ? Jamais retrouvé.

Le lieutenant Colonel Etienne Pradeille, chef de l’escadrille Espoir, aligne son Mirage 2000D en bout de la piste principale de la base aérienne de Nancy. Au poste arrière, l’officier navigant Fred Serquy fait le dernier check-up des gouvernes. A une trentaine de mètres derrière, décalé de 45 degrés, un second appareil est lui aussi prêt à prendre son envol à la suite du leader.  Il est 17 heures 25, la nuit est presque totale. En plus de leur masque à oxygène et de leur casque habituel, les hommes d’équipage des deux avions portent aujourd’hui des jumelles de vision nocturne. Ces appareils, qui amplifient la lumière et permettent de voir dans un noir presque absolu, recouvrent complètement leurs yeux de deux objectifs globuleux, et leurs donnent des airs d’insectes monstrueux. Sur les tableaux de bord incroyablement complexes des avions, les voyants les plus lumineux sont obturés par du scotch noir, pour éviter de les éblouir. Le monde qu’ils voient au travers de leurs curieuses lunettes est coloré en un vert sombre, et prend l’aspect d’une planète extraterrestre. Piloter un avion dans ces conditions n’est pas facile, et nécessite un entraînement sérieux. C’est précisément l’objet de la mission de cette nuit, encore compliquée par le mauvais temps qui règne sur la France.

Immobiles, les deux avions attendent l’autorisation de la tour de contrôle. Seul le bruit feutré des réacteurs au ralenti brise le silence qui règne dans les cockpits.

Le vol d’aujourd’hui revêt une signification très particulière pour Etienne. Il va se dérouler au dessus des Cévennes, le pays de son enfance. Mais surtout, sera son dernier vol. Avec Fred, il est le seul à le savoir. Mais il préfère ne pas y penser maintenant, par peur de manquer de courage.

En 10 années de service, Etienne a volé en Cévennes à trois occasions. Il se souvient de la première fois comme si c’était hier. C’était un exercice à basse altitude. Le plan de vol remontait la vallée de la Mimente, la plus étroite et la plus tortueuse de toutes. A 800 kilomètres à l’heure, il avait débouché du causse Méjean au dessus de Florac et avait entamé une plongée si vertigineuse dans la vallée du Tarnon que son coeur lui était remonté au bord des lèvres. Il avait embouché la Mimente largement en dessous du niveau des crêtes du Lempézou et de la can de l’Hospitalet. A cette vitesse, les reliefs et les couleurs des versants s’étaient brouillés, transformant les serres et les Valats en une vague surface grise qui défilait en continu des deux côtés. Perché à mi-pente, le hameau de Ventajols avait zébré cette surface et avait instantanément disparu à l’arrière de son champ de vision. 25 secondes à peine après l’entrée dans la vallée, il avait tourné à droite vers Saint Julien d’Arpaon, dans un virage si resserré que son champ de vision s’était rétréci sous l’action des 5 G d’accélération qu’il subissait. A cet instant, le rayon de courbure de sa trajectoire avait été exactement centré sur le hameau de Balazuègnes, qui avait paru s’immobiliser quelques fractions de secondes sur sa droite. Il en était si près que malgré sa vitesse affolante il avait pu apercevoir un homme barbu qui l’observait devant sa maison, à la même altitude que lui. Puis il avait modifié son assiette pour tourner à gauche, et l’homme avait disparu sous l’avion. Dans un grondement d’enfer, il avait contourné les ruines du château de Saint Julien, et à la seconde prévue par le plan de vol, il avait tiré sur le manche pour propulser son avion vers le ciel et le sortir de la vallée au lieu de percuter la crête du Mazel de Mort qui fermait le lacet de la rivière. Lors de cette manœuvre insensée, à moitié écrasé par l’accélération, il avait lancé un rugissement de plaisir et de stress mêlés. Dieu ! Il était Dieu sur son vaisseau divin !

« Tour de contrôle à escadrille Espoir, vous avez l’autorisation de décoller, bon vent ! » Etienne émerge de ses souvenirs. Il enfonce la manette des gaz. Un rugissement monte de l’avion qui bondit en avant. Le paysage verdâtre se met en mouvement vers l’arrière. Lentement, puis de plus en plus vite, des bâtiments passent dans son champ de vision. L’avion vibre furieusement. L’anémomachmètre indique déjà 100 nœuds. Puis 150… à 200 nœuds, Etienne tire le manche vers lui. L’avion bondit du sol. Le paysage disparaît instantanément et laisse place au moutonnement de la couche nuageuse qui approche à toute vitesse. Etienne amorce un virage à droite autour du terrain. Il y aperçoit le second appareil qui s’élance à son tour, décalé de 30 secondes. Puis il pénètre dans les nuages et tout s’éteint.

20 secondes plus tard il émerge dans un flot de lumière. La Lune presque pleine brille si fort que l’amplificateur de lumière se met en protection pour éviter de lui brûler les yeux. Etienne le relève sur son front et regarde autour de lui. Le spectacle est somptueux. Une mer de coton blanc s’étale à l’infini dans toutes les directions. Son éclat éclipse toutes les étoiles, et donne à la voûte céleste une couleur bleu pâle. Le ciel est absolument vide. Au sud-est, à plus de 200 kilomètres, il aperçoit les sommets enneigés des Alpes émerger de l’océan. La forme massive du Mont-Blanc les domine tous.

Espoir 2 crève à son tour le plafond et émerge dans l’immensité. Il vient se placer en Formation de Manœuvre Offensive à 450 mètres derrière Espoir 1. Les deux appareils sont maintenant en vol stationnaire pour plusieurs dizaines de minutes sans obstacle. Le bruit des réacteurs est régulier, tout est en ordre. La tension se relâche peu à peu dans cette impression de sécurité.

Etienne se souvient de son émotion lorsque pour la première fois il a pris place à bord d’un mirage 2000. Ce monstre de 15 mètres de long, qui atteint sans efforts les 2200 kilomètres à l’heure et monte à 18000 mètres d’altitude. Il se rappelle avec amusement une blague qu’on racontait chez lui. L’histoire d’une Ferrari de 300 chevaux qui croise la transhumance, pour le plus grand malheur de son chauffeur impatient. 300 chevaux, c’était censé représenter la puissance absolue. Avec les 13 tonnes de poussée de son réacteur SNECMA, c’est comme s’il avait 100 Ferrari entre les jambes.

Il était tombé amoureux des avions de chasse tout petit, en regardant les chevaliers du ciel à la télé, puis les livres de jeunesse et les revues spécialisées, mais jamais il n’avait imaginé à l’époque qu’il en piloterait un lui-même. C’est un long parcours qui l’avait finalement mené là… Il se rappelle… La jeunesse dans les Cévennes, en vallée française. Les parents agriculteurs. Une vie chouette, pleine de copains et de bons moments. Pourtant, à l’adolescence, quelque chose avait commencé à dérailler. L’impression de subir, d’être à l’écart du monde moderne, sans horizon. Les engueulades avec les parents qui ne voulaient pas comprendre. Un jour, au lycée, il s’était juré qu’il quitterait tout ça pour toujours et qu’il réaliserait son rêve. Alors il s’était mis à travailler. Comme un fou. Il avait eu son bac scientifique avec mention, toute la vallée en était restée bouche bée. Puis math sup, math spé, que ses parents avaient réussi à lui payer, ça il leur en était reconnaissant. Puis le concours d’entrée à l’école de l’air de salon de Provence. La concurrence féroce qui régnait entre les 800 candidats, pour quelques rares élus. Sa rage de réussir était si forte que rien n’avait pu le freiner. Il avait été sélectionné. Ensuite il y avait eu les 3 années de formation… formation militaire et sportive, scientifique, pilotage. A 25 ans il était pilote de chasse, et avait été affecté à la base aérienne 133 de Nancy .

Les premiers mois n’avaient apporté que du bonheur à Etienne. L’admiration facile des filles, dans les boites de Nancy. L’impression de faire partie de l’élite, avec cette sorte de mépris pour les gens ordinaires, les rampants, empêtrés dans leurs vies ternes et vides. Et puis le vol, le vol, le vol, ces sensations si fortes.

Mais rapidement, une sorte de pesanteur s’était installée. La hiérarchie militaire, bien sûr. Lourde, rigide. Aucune liberté de mener sa vie comme il l’aurait aimé. Quand on est militaire, personne ne vous approche plus de manière naturelle. Dans ces conditions, comment construire des relations approfondies avec une fille, avec des amis ? Etienne était resté solitaire. Heureusement, il y avait Fred, son coéquipier, le seul avec lequel une vraie complicité s’était installée, au cours des vols communs.

Et puis, il y avait… autre chose qui pesait à Etienne. Quelque chose qui avait à voir avec son pays. Loin des Cévennes, il prit peu à peu conscience qu’il y avait connu, malgré tout, quelque chose de fort. D’unique. Des gens différents. Sans concession. Que ce soient les cévenols ou les néo-ruraux, ils restaient souvent à l’écart du système, parfois en désaccord total avec toute forme de pouvoir centralisé. Etienne se sentait de plus en plus mal avec l’idée d’être au service de l’armée, cet énorme organisation destinée à soutenir les pouvoirs en place. Sans qu’il comprenne comment cela avait été possible, bientôt sa vie était devenue vide de sens. Puis haïssable. Même les vols aux sensations fantastiques ne lui apportèrent plus un refuge suffisant pour supporter le reste et il ne resta plus que cette question obsédante : comment supporter les 10 énormes années qu’il devait encore à l’armée ?

« Espoir 2 à Espoir 1, j’ai un problème. Mon calculateur de vol semble HS, je viens de passer en manuel ! Quels sont les ordres ? »

Etienne est brutalement tiré de ses souvenirs par la radio du bord. Bon sang, déjà ? Il lui semble qu’ils viennent à peine de quitter la base. Il jette un coup d’oeil à sa montre. 18h15. C’est bien ça !

« Espoir 1 à Espoir 2. Pas de mission nocturne sans calculateur de bord. Décrochez, on continue seuls !

– Bien compris, retour à la base. Bonne fin de mission, à tout à l’heure ! »

Espoir 2 se détache lentement de la trajectoire commune, entame un large virage descendant et disparaît dans les nuages. Espoir 1 est maintenant seul au milieu de l’immensité. Dans 45 minutes, Espoir 2 se posera à Nancy. Dans moins de 2 heures la panne aura été diagnostiquée et le sabotage d’Étienne sera démasqué. Cette fois, plus moyen de faire marche arrière, Etienne vole vers son destin.

Son second vol au dessus des Cévennes était un vol de nuit. Son premier vol de nuit, alors le plan de vol était facile : un simple tour d’observation. Les deux avions étaient arrivés par le nord, en survolant le Causse de Sauveterre. Au travers des lunettes de vision nocturne, les dernières bandes de neige amassées au bas des versants donnaient au plateau l’aspect d’un drôle de zèbre noir et vert. Ils avaient franchi le gouffre sombre des gorges du Tarn au dessus de Castelbouc, puis ils avaient traversé le causse Méjean du nord au sud, passant près du sommet du Mont Gargo à le toucher. Ils avaient enfilé le col de Perjuret, le village de Cabrillac, et avaient entamé un large contournement du Mont Aigoual par l’ouest et le sud… En remontant plein nord, ils avaient ensuite coupé perpendiculairement les crêtes schisteuses de toutes les vallées cévenoles : vallée borgne, vallée française, vallée longue. Ils étaient passés au large du Bougès, étaient remontés de quelques centaines de mètres pour franchir les molles ondulations du pic Cassini au mont Lozère, encore couvert de neige, et avaient rejoint leur point de départ au dessus du causse de Sauveterre.

Ce vol magique avait laissé à Étienne des impressions très fortes. 6 minutes 30 : il lui avait fallu à peine 6 minutes 30 pour faire le grand tour de toute son enfance. Et puis ce noir absolu, à peine marqué de temps à autres par quelques petits points de lumière. C’est cette nuit là qu’Étienne avait réalisé combien les Cévennes étaient un territoire tellement… différent. Une minuscule oasis de calme au milieu de la tempête. Sans qu’il comprenne pourquoi, le vol de retour vers Nancy avait été triste, silencieux.

« Début de la descente dans 7 minutes ». Fred, respectueux de la rêverie d’Étienne, continue tout de même à faire son boulot d’officier navigant. Étienne regarde sa montre. 61 minutes. Cette rapidité le surprend toujours, malgré ses 2500 heures de vol. En 61 minutes il vient de traverser la France. Il était à Nancy il y a quelques instants, et voilà déjà le moment de descendre vers les Cévennes.

C’est au cours de son troisième et dernier vol au dessus des Cévennes que tout avait définitivement basculé.  De nuit, l’escadrille Espoir avait surgi au dessus d’Ispagnac et survolé la large vallée du Tarnon. Étienne avait vu les lumières de Florac leur passer dessous. Ils avaient dépassé à leur tour les îlots lumineux de Vébron puis de Rousse, repris un peu d’altitude pour franchir le col du Marquaïres, puis s’étaient avancés en vallée française au dessus de son flanc gauche, coupant successivement toutes les crêtes secondaires qui descendent du massif de Fontmort. Elles défilaient toutes les 2 ou 3 secondes. Étienne était exactement au cœur de sa région d’origine, et malgré la nuit, malgré la couleur blafarde donnée par les lunettes de vision nocturne, malgré la vitesse, il avait parfaitement reconnu le vallon de Trabassac qui était apparu soudain sous le nez de son avion. Sa vallée. Droit devant lui, presque au sommet de la crête de Saint Martin, étaient apparue les rochers de Ségaliérette. Deux secondes plus tard ils avaient disparu derrière lui, mais il avait eu le temps de voir le visage. Trois ouvertures sombres dans la falaise, qui formaient comme les deux yeux et la bouche d’un homme. Les trois entrées de la grotte dans laquelle il avait passé tant de temps. Avec les copains de la vallée, ils y étaient souvent venus jouer le week-end, ils y avaient même parfois dormi. Plus tard, il y avait amené une fille. Il fallait bartasser pas mal pour y arriver alors elle avait vraiment râlé dans la montée, mais à l’arrivé elle avait été émerveillée, et Étienne en avait été bien récompensé ! Dans son avion, cette nuit là, il y a quelques mois, Étienne avait soudain été submergé par une vague de nostalgie. Pire, un sentiment de gâchis désespérant. Trouant la nuit à 800 kilomètres à l’heure en passant au large du Mont Mars, Étienne avait pleuré à gros sanglots sous son amplificateur de lumière.

Dans les jours qui avaient suivi ce troisième vol, Étienne avait beaucoup réfléchi. A sa vie passée, à sa vie présente, mais surtout à sa vie future. Puis un jour il avait pris sa décision. Alors il avait échafaudé son plan. Il avait consulté les cartes, fait des calculs, vérifié que la chose était techniquement possible. Et lorsqu’il y a quelques jours un quatrième vol sur les Cévennes a été programmé, il a où que c’était le moment. Il avait expliqué son projet à Fred. Parce que son concours était indispensable à la réussite, mais aussi par amitié et confiance. Fred avait été atterré par l’idée. Il avait crié, menacé de tout dévoiler. Étienne avait raconté le piège dans lequel il se sentait, la nécessité de de disparaître corps et biens pour pouvoir tout recommencer à zéro. Fred avait résisté, argumenté.. Tous les deux, ils avaient tremblé de peur devant les dangers de l’opération, pleuré ensemble à la perspective de la séparation. Puis, au fil des jours, Fred avait accepté. De participer puis de se taire.

Quelques heures avant le départ, à l’occasion de la visite de prévol, Étienne a procédé à une petite modification sur Espoir 2. Une reprogrammation de l’ordinateur de bord, pour qu’il se réinitialise à 18h15 précises. Cette panne ne mettrait pas l’équipage en danger, mais suffirait pour qu’il puisse renvoyer Espoir 2 vers la base.

« Descente dans 3 secondes ». Étienne contemple une dernière fois la mer de nuages inondée de la douce lumière de la Lune. Là-dessous il y a ses Cévennes, mais il y fait mauvais. Il sent la lutte interne entre deux envies contradictoires. « Descente au niveau 200 ». A regret, Étienne rabaisse son amplificateur de lumière, pousse le manche, et l’avion plonge dans le coton. Quelques secondes plus tard, il émerge sous le plafond, à quelques centaine de mètres au dessus de la surface du Pic de Finiels. Des lambeaux de neige verte trouent la nuit le long des lisières forestières.

Maintenant Étienne est en état de concentration maximum. Il collecte du regard toutes les données utiles sur son tableau de bord et ajuste de tête les calculs qu’il a fait quelques mois plus tôt . Vent de secteur nord-est à 45 nœuds, vitesse de chute 3 m/s, ça fait une finesse de 8, à 1000 mètres au dessus des crêtes il doit pouvoir parcourir environ 15 kilomètres… Vite, vite vite ! Étienne identifie le point précis duquel il doit procéder. Col de Jalcreste. Il saisit le manche et met cap plein est. Il contourne le sommet du Signal du Ventalon et revient s’aligner plein ouest, il a maintenant le Causse Méjean en ligne de mire. Il ne reste que quelques secondes. Il abaisse l’assiette de l’avion et règle les gaz à 30 %.

« Voilà, Fred, c’est le moment. Attends 30 secondes avant de t’éjecter. Merci pour tout. Adieu ! »

Sans attendre de réponse, Etienne dégoupille la sécurité du siège éjectable et appuie sur le bouton en bandant tous les muscles de son corps pour se préparer au choc. Dans un bruit de détonation, la verrière disparaît dans la nuit. Avec une violence inouïe, le siège d’Étienne est projeté dans la tourmente à plusieurs dizaines de mètres au dessus de l’avion. Il tourne dans tous les sens comme une toupie folle pendant que les flammes du réacteur s’éloignent dans la nuit. Au sommet de la trajectoire, le siège se décroche, et Etienne sent le choc de l’ouverture du parachute. Il est maintenant suspendu au milieu du vide. Tout se calme. Il descend doucement, il ne sent plus le vent qui l’entraîne vers le sud-est. Il arrache son amplificateur de lumière de son front et regarde à l’ouest. Quelques secondes plus tard, un éclair aveuglant illumine le ciel. Il a le temps d’apercevoir, à une dizaine de kilomètres, un second parachute qui descend au dessus de la vallée du Tarnon.

Sur la vaste épaule rocheuse couverte de Bruyères, Etienne plie son parachute, tranquillement. Il a tout son temps. Il le cache sous une pierre. Debout dans la nuit, le visage fouetté par la pluie glaciale, il contemple la vallée qui s’étale à ses pieds. Il sourit.

2 thoughts on “Mais où est passé le colonel Pradeille ?

  1. Bonjour
    J habite Segalierette depuis 1976 et je n ai jamais entendu parler de cette grotte
    J aimerai bien la localiser
    Pouvez vous me donner plus d i formation ou me mettre en contact avec la personne qui a écrit ca

    1. Bonjour Dominique c’est moi qui ai écrit ce texte. Le terme de « grotte » est un peu exagéré, il s’agit d’un abri sous roche, mais je serai bien incapable de vous le situer précisément, cela doit faire 25 ans que j’y suis passé. Dans mes souvenirs c’est en direction de la crête qui surplombe le hameau, peut-être à 150 mètres de dénivelé…
      Bonne chance pour trouver
      A une autre fois peut-être
      Marc

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