Mais pourquoi les alpinistes se lèvent-ils donc si tôt ?

C’est un fait, l’alpiniste est un animal très matinal. La moindre petite course pour débutant le mettra debout à 4 heures. Pour les itinéraires plus longs il programmera le réveil à 2 heures, voire à minuit.

Tout le monde en conviendra : se lever tôt, c’est dur. Particulièrement pendant cette portion de nuit, bénie entre toutes, qui s’étend de minuit à 6 heures. C’est précisément à ce moment là que l’on dort très profondément, d’un sommeil efficace, réparateur. Y faire sonner le réveil est quasiment un crime pour les gens qui ont du mal à dormir, ou qui tout simplement aiment ça. S’extirper du cocon du duvet dans le froid et le noir est inhumain. Venant s’ajouter à la fatigue, les effets de l’altitude et de la déshydratation vous mettent invariablement le ventre en vrac, souvent à la limite de la nausée. Il faut beaucoup de courage, beaucoup de motivation pour dépasser la légitime flemme qui se fait jour lorsque retentit la sonnerie maudite. Pourquoi pas remettre le départ à plus tard – voire à jamais ? On est si bien !

Il est facile d’apporter des réponses intelligentes à cette question. La montagne est assurément en meilleure condition en pleine nuit ou au petit matin, lorsqu’il fait froid : la neige dure porte mieux, les cailloux branlants restent collés à la paroi par le gel, les séracs craquent moins (encore que j’aie un doute sur ce fait, peut-être n’est-ce qu’une légende montagnarde). La météo est elle aussi plus souvent menaçante le jour. Non qu’il ne neige ni ne vente la nuit, mais il est fréquent que de belles après-midi d’été soit gâchées par des orages, généralement fugaces mais parfois violents et dangereux.

Partir tôt est une attitude raisonnable, qui ménage une très longue journée devant soi, pour ne pas être pris par le temps si on progresse lentement, pour gérer les éventuels problèmes qui pourraient survenir et seront plus faciles à gérer en plein jour. Et lorsque tout se passe bien, l’on aura le plaisir d’atteindre son sommet au lever du jour, ce qui est souvent grandiose il faut en convenir. La descente se fera tôt en journée, sereine, et permettra de se payer un petit restau de retour dans la vallée.

Tout cela est vrai, et en tenir compte améliorera indéniablement les chances d’atteindre son objectif – voire de continuer à vivre. Mais cela ne va pas sans une certaine dose de souffrance. Car passée l’épreuve du réveil, du petit déjeuner le cœur au bord des lèvres, va commencer une interminable progression dans la nuit. Le souffle court malgré le pas de légionnaire, le contenu des narines collé par le froid glacial, un paysage réduit à un cône de lumière à l’intérieur duquel vont et viennent inlassablement les pieds du compagnon de cordée qui nous précède, tout cela rythmé par le cliquetis léger des broches à glace et autres mousquetons se heurtant doucement à nos ceintures… où est le plaisir, se demanderont certains, et parfois les alpinistes eux-mêmes

A la vérité, il y a malgré tout une certaine poésie dans cet état intermédiaire. S’il est rare que cette progression en heures sombres constituent une partie de plaisir, on ne s’y ennuie pas vraiment. Le temps s’écoule irrégulièrement. Peu de mots sont échangés, quelques pensées alanguies vont et viennent en boucle. De longues périodes de semi-sommeil propice à la rêverie sont interrompues par de brefs moments de lucidité, durant lesquels on jette un regard au cœur de la nuit pour constater avec plaisir que l’on a progressé plus que ce que l’on croyait. De cycle en cycle, le noir profond du ciel prend très lentement une teinte plus gris bleutée, augurant l’aube grandiose, vrai réveil de l’alpiniste qui connaîtra alors ses heures de bonheur fou.