La balance du Mont-Blanc

Arête de l’aiguille du Goûter, août 2019

Il est bizarre, cet homme. Il pourrait s’agir d’un grimpeur solitaire, mais… son comportement est intrigant. Au lieu de progresser régulièrement, comme tout alpiniste en route pour le sommet, il semble se promener. Il fait quelques pas, s’arrête, jette un regard circulaire autour de lui, redémarre sans se presser… Les autres cordées le doublent les unes après les autres, mais il semble s’en ficher royalement. Chaque fois il se range de côté pour les laisser passer. Il semble réfléchir. La trace le rapproche peu à peu de notre tente. Lorsqu’il n’en est plus qu’à une trentaine de mètres, il s’immobilise, et regarde fixement dans notre direction. Farfouillant dans sa poche intérieure, il sort un téléphone portable, compose un numéro, et s’adresse à un interlocuteur invisible. Il parle à voix basse, mais l’air du matin porte ses paroles jusqu’à nous.

– Oui, c’est moi… il y a une tente au replat… oui. North Face jaune… oui. Trois personnes… Oui. Salut.

L’homme raccroche, et reprend sa progression erratique en direction du Dôme du Goûter, sans plus nous accorder la moindre attention.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Hier, nous étions au sommet vers 17 heures. Là-haut, le grand beau, et surtout le silence, en l’absence de tout autre être humain, avaient constitué une belle récompense à une balade de trois jours. La descente de l’arête des Bosses déserte avait été somptueuse dans la lumière dorée de cette belle fin d’après-midi. Mais un petit vent d’ouest tenace et glacial avait soufflé sans relâche, s’insinuant insidieusement sous mes lunettes. Dans la traversée du dôme du Goûter mon œil droit avait commencé à me brûler, dans la descente vers l’Aiguille les larmes me brouillaient la vue. A la naissance de l’arête je n’y voyais plus guère et j’avais compris que le projet de regagner la vallée le soir même ne faisait plus partie des options réalistes.

Comment faire ?

Jeter la tente sur le premier replat venu aurait constitué une solution simple et élégante. Depuis trois jours nous campions avec bonheur dans les glaciers, une dernière nuit sous la toile ne nous aurait pas déplu. Sauf que… l’augmentation exponentielle du nombre d’ascensionnistes ces dernières années ayant généré un développement anarchique du camping sauvage sur cette arête, il est à présent rigoureusement interdit d’y bivouaquer, comme dans l’ensemble du massif.

J’approuve cette mesure, destinée à limiter les nombreux problèmes de sécurité, de gestion des déchets et autres incivilités. Mais naturellement, en bon français, je considère avec ma mauvaise foi coutumière qu’elle ne s’applique pas à ma propre personne… surtout si elle contrecarre mes petits projets. C’est donc dans une indifférence provocatrice que nous avons ostensiblement posé la tente aux quatre coins du massif les jours précédents. Nous n’étions pas inquiets : qui aurait pris la peine de surveiller les versants presque déserts que nous avons parcourus ? Ici, il en va différemment : nous nous trouvons précisément à l’endroit le plus fréquenté – et donc certainement le plus surveillé – du massif du mont-Blanc, des Alpes et peut-être même du monde entier !

Camper ici aurait été franchement risqué.

Autre solution ?

Le flambant neuf refuge du Goûter, distant de quelques centaines de mètres à peine, aurait pu constituer une base de repli possible… en supposant qu’on nous y ait laissé entrer : durant la haute saison il est perpétuellement bondé, et son accès est strictement réservé aux chanceux qui ont réussi à obtenir des places six mois à l’avance sur les plate-formes de réservation en ligne. Même avec un gardien très compréhensif, nous n’y aurions trouvé place que dans le local à chaussures, et au prix fort… Voilà qui aurait été dur à avaler après les journées sauvages que nous venions de vivre.

Le refuge du Goûter, sur son arête solitaire

N’apercevant pas de plan C, après une longue hésitation c’est le camping que nous avons finalement choisi, confortés par notre situation d’urgence : si un quelconque représentant de la loi s’en prenait à nous, je pourrais brandir l’imparable argument de mon œil défaillant. Dans la lumière rasante des derniers rayons du soleil, nous avions installé notre camp sur un confortable replat, à une quinzaine de mètres de la trace.

A 2 heures du matin, le défilé a commencé. De lointains cliquetis nous ont tiré d’un sommeil comateux. Ils sont allés crescendo, bientôt accompagnés de respirations haletantes et de crissements de crampons. Un faisceau de lampe frontale a volé sur la toile de notre tente et a disparu un instant. Il est revenu en arrière, s’est longuement attardé.

– Hé vous avez vu ça ? Une tente ! Ils sont gonflés les gars !

Gonflés, gonflés… ne parle pas sans savoir, s’il te plaît. On a eu un problème, on est des naufragés de l’altitude, nous !

– Ils ont pas dû comprendre que c’était interdit. C’est sûrement des Russes ou des Bulgares,.

Nous parfaitement comprendre toi, espèce de bachi-bouzouk.

– S’ils se font choper ils vont le sentir passer.

Ha ha, ça me ferait bien mal !

– Paraît que l’amende peut monter à 30.000 € par personne.

Ah quand même !

S’ensuivirent plusieurs heures de commentaires du même type, proférés à pleine puissance par ces importuns indélicats. Derrière notre toile de tente, nous en avons profité à loisir. Peut-être pensaient-ils que nous nous étions absentés quelques jours ?

– Ils sont tarés, ils sont juste à côté d’une crevasse.

Oui : à côté. Pas dedans.

– Ouah… les veinards, il sont trop tranquilles, ici !

Hé bien justement non ! Si tu la fermais, peut-être ?

Parfois, le flot humain se tarissait quelques minutes. Le silence retrouvé nous permettait un rapide petit somme. Puis une nouvelle vague approchait, et la litanie recommençait.

Lorsque le ciel a commencé à s’éclaircir, nous sommes sortis dans l’air glacé. Aussi loin que portait la vue, une interminable chenille s’étirait sur la trace dans les deux directions. Les premiers avaient depuis longtemps disparu derrière le dôme du Goûter, les derniers étant sans doute encore en train de chausser leurs crampons dans le fameux local à chaussures du refuge.

Et il y avait ce type bizarre avec son portable.

Il continue son drôle de manège, un peu plus haut sur les premières pentes du Dôme, traquant sans doute d’autres contrevenants. Car nous en sommes certains maintenant, c’est bien de cela qu’il s’agit. C’est une balance. Avec son téléphone il a lancé l’alerte. Les autorités compétentes sont à présent informées que trois dangereux hors-la-loi campent sur l’aiguille du Goûter. Il suffit de monter les cueillir. Notre sang ne fait qu’un tour : les brigades blanches vont-elles apparaître derrière cette bosse neigeuse toute proche ? Un hélicoptère va-t-il surgir de la vallée et entamer une manœuvre d’encerclement avec sommation par mégaphone de nous allonger face contre le sol ? Ou bien serons-nous interpellés plus bas par des soldats en tenues de camouflage qui se jetteront sur nous au sortir du couloir de la mort et nous plaqueront virilement au sol en nous lisant nos droits ?

Le cœur battant, encore à moitié dévêtus, nous jetons nos affaires dans les sacs. La tente suit, en vrac. En quelques minutes, nous sommes prêts. Un départ en bon ordre nous aurait demandé une heure. La peur rend efficace.

– Ils savent qu’on est trois, il faut nous séparer. Je pars tout de suite, vous suivez par intervalles de 5 minutes.

Je rejoins la trace en courant et pars en direction du refuge. Une cordée vient à ma rencontre. Sans doute une force d’intervention spéciale ! Ils font mine de ne pas s’intéresser à moi. Ils attendent certainement que je les aie croisés pour m’attaquer à revers… Mais rien ne se passe. Peu à peu mon cœur se calme.

Sur la terrasse de l’ancien refuge du Goûter, notre trio se reconstitue pour entamer la descente de l’aiguille. Tout est calme… Trop calme ! Restons vigilants.

Six cent mètres plus bas, au bord du glacier de Tête Rousse, débute le sentier qui rejoint la vallée. Nous y serons hors de danger. S’il doit se passer quelque chose, ce sera avant.

Le terminus du sentier est noir de monde, apparemment des randonneurs, en groupe ou en famille. Mais à y bien regarder, plusieurs ont l’air franchement louche, des protubérances anormales gonflent leurs habits, probablement des fusils LBD dissimulés. Bigre, « ils » ont mis les moyens ! Hélas, il est trop tard pour faire demi-tour, nous attirerions immédiatement leur attention et c’en serait fait de nous. Faisant mine de rien, à pas lents, nous approchons. La foule s’écarte sur notre passage, silencieuse. Nous sentons des regards hostiles se porter sur nos nuques. Mon cœur s’accélère. J’ai la respiration courte, malgré la fraîcheur du matin je suis trempé de transpiration. Ils attendent le meilleur moment…

Plus que quelques mètres. Nous sommes maintenant si près du but que je me prends presque à espérer. Pourquoi n’agissent-ils pas ?

Encore quelques mètres et nous émergeons de la foule. Nous sommes à présent sur le sentier, la voie semble libre. Nous nous retournons pour faire face, pour braver l’ennemi.

Deux fins vous sont proposées pour clore à votre convenance cette aventure palpitante :

Fin 1 : Tous ces gens sont bien des agents des Forces Spéciales d’Intervention déguisés en vulgaires touristes. Mais notre ruse les a trompés, ils nous ont pris pour de simples marmottes déguisées en vulgaires alpinistes. Alors on leur crie :

– Ha ha ha ! On vous a eus, bande de gros nazes, le gang des campeurs fous c’était nous. Maintenant c’est trop tard, vous pouvez plus rien contre nous. Ha ha ha (échos de rires résonnant dans les abîmes de la montagne)

Nous nous enfuyons en courant vers la vallée, encore tous secoués de spasmes de rire rémanents.

Fin 2 : Tous ces gens observent le paysage à la jumelle, boivent une gorgée d’eau fraîche au goulot de la gourde, tirent le pique-nique du sac, débouchent une bouteille de rouge, se congratulent pour la belle montée qu’ils viennent de réussir, désignent le sommet de leur doigt tendu, disposent soigneusement un tee-shirt trempé de sueur à sécher sur un rocher brûlant…

On dirait bien qu’il s’agit d’une foule de promeneurs ordinaire. Personne, je dis bien : personne, ne s’intéresse à nous. C’en est vexant ! Les mains en porte-voix, je m’adresse à eux :

– Hé, les gens, si vous voulez savoir, on a quand même campé sur l’Aiguille du Goûter, hein ! C’est totalement interdit, figurez-vous ! Si on avait été pris on aurait sacrément dégusté, il paraît que l’amende peut monter à 30.000 € par personne, mais ça nous a pas arrêté, on avait même l’intention de… Hé ho, les gens, vous m’écoutez ou quoi ? Vous m’écoutez pas ? Vous vous en fichez ?

Oui, ils s’en foutent.

Nous entamons une lente retraite vers la vallée, secoués de sanglots de frustration.

Fin 1, fin 2, moi j’sais pas. Dans les deux cas il y aurait beaucoup de choses à dire, des questions dérangeantes à poser à qui de droit. Alors je ne veux pas vous influencer, libre à chacun de se faire sa propre opinion. N’empêche, je vous le dis comme je le pense : quelque chose est en train de changer sur cette montagne.