Une rose au paradis

« Une rose au paradis » est le titre d’un roman de René Barjavel, que j’ai aimé, comme tous ses romans… Il y est question d’un couple d’enfants qui survit à un cataclysme nucléaire. Je vous conseille de le lire. Mais ne cherchez pas le rapport avec ce qui suit, il n’y en a pas, sinon le titre. Mon histoire est une fiction très librement inspirée d’un fait réel survenu pas loin de là où je vis. Il m’a été raconté par deux des personnes qui l’ont vécu. Merci à elles.

« Le paradis… c’est le paradis, ce pays »… la bouche arrondie en une moue songeuse, les mains derrière le dos, François appuie chaque mot d’un lent hochement de tête. A travers l’étroite fenêtre de pierre, il contemple, loin en contrebas, les crêtes des Cévennes qui moutonnent à l’infini… les nuances de bleus s’approfondissent avec la distance et se fondent progressivement dans le ciel.

Chaque fois qu’il vient dans cette maison accrochée haut sur le versant nord de l’Aigoual, François est profondément touché. Quel contraste époustouflant entre la rudesse des arêtes de schiste et la manière dont les hommes se sont malgré tout emparés de ce pays pour y exploiter chaque mètre carré de terrain. Quelle volonté, quelle énergie ! Mais quelle gratification pour eux de mesurer le travail accompli. Ces gens là ne doivent guère avoir le temps de se poser des questions existentielles… quelle chance ils ont !

Aujourd’hui François est particulièrement troublé. Il a porté tant de choses ces dernières années. Et l’échéance qui approche est tellement énorme. Seul face à la montagne, il se demande, oui, s’il doit vraiment s’engager dans cette nouvelle folie. Pourquoi ne pas revenir à une vie simple, concrète, comme les gens qui travaillent ici… Une raison ! Il cherche une seule bonne raison pour ne pas tout abandonner. Et ce matin encore, comme depuis des semaines, cette raison, il ne la trouve pas.

***

Sur le mur, juste au dessus de la table familiale de la ferme, est accrochée une photo. Un tirage grand format sous verre, que les années de feux dans la cheminée ont voilé de suie. L’image est centrée autour de deux personnes qui se serrent la main dans un paysage de prairie verdoyante. Quelques vaches broutent à l’arrière-plan. Le premier personnage est de dos. C’est un homme barbu, grand et mince, légèrement courbé vers l’avant pour se mettre à hauteur du second personnage. Celui-ci, de face, regarde le premier dans les yeux. C’est un personnage connu. Si connu que tout français de ce début de 21ème siècle l’identifie instantanément. Plusieurs autres personnes, de dos, contemplent attentivement la scène : une femme qui semble assez âgée, une jeune femme qui tient un bébé dans les bras, deux hommes. A l’arrière plan, à moitié cachés par les deux principaux protagonistes de la scène, se tiennent deux gendarmes au garde-à-vous, raides comme des piquets. De cette photo se dégagent des impressions complexes, contradictoires. Le cadre champêtre de cette rencontre étonnante. Les gens rassemblés, qu’on devine impressionnés, autour de cet homme que l’on sait important. Mais surtout, le regard de cet homme, dans lequel on lit des sentiments inattendus : de l’admiration, mais aussi quelque chose comme une grande gratitude. Et enfin, une résolution solide, une volonté immense, qui dépasse de très loin ce dont un homme ordinaire est capable.

Debout à côté de la photo accrochée au mur, Henri regarde par la fenêtre. Il contemple les prairies, et au loin la lavogne dans laquelle ses vaches vont boire chaque soir. Il se souvient de tout ça comme si c’était hier.

La veille du jour où la photo a été prise, alors qu’il rentrait des balles rondes près du menhir, il avait vu au loin une voiture noire approcher sur le plateau par la route du grand Fayard, une grosse berline de luxe aux fenêtre fumées, un genre qu’il n’avait jamais vu par ici. Il y avait quatre hommes dedans. La voiture avançait au ralenti, comme s’ils cherchaient quelque chose.  Ils avaient pris à droite vers le puech, et puis finalement ils s’étaient garés en face de la lavogne. De son promontoire Henri les avait vu sortir, tourner un peu autour de la voiture, puis finalement s’égailler à pieds dans toutes les directions. L’un d’entre avait pris la direction du sud, au travers de la prairie. Il s’arrêtait fréquemment pour observer attentivement les environs. Quand il était passé au pied de la colline sur laquelle Henri travaillait, leurs regards s’étaient croisés de loin, mais l’homme en noir avait continué son chemin pour disparaître dans le bois de pins. Henri était resté planté là, à se demander qui étaient ces drôles de gens qui partaient en exploration sur ses terres sans se présenter. Le soir, quand il était revenu nourrir le troupeau, la voiture avait disparu. Ils en avaient un peu parlé à table, avec Martine, et puis ils n’avaient pas trouvé d’explication alors dans un haussement d’épaules ils avaient changé de sujet.

Le lendemain en fin d’après-midi, Henri est allé à la lavogne pour nourrir les bêtes. Malgré lui, il avait repensé plusieurs fois à cette histoire pendant son travail de la journée, alors il n’a été qu’à moitié surpris quand il a vu la voiture noire aux vitres fumées garée là, à moins de trente mètres des mangeoires. Cette fois il n’y avait qu’un seul type. Planté le cul sur le capot, les bras croisés, il a regardé le tracteur approcher en faisant la gueule. « S’il veut rester discret, cette fois c’est raté ! », a pensé Henri en souriant intérieurement. Quand le gars a compris qu’Henri allait se mettre au travail très exactement à l’endroit où il se trouvait, il s’est redressé d’un coup de reins, a fait deux pas en avant et est resté là, raide comme un piquet, les bras pendant le long du corps, l’air de chercher comment il allait gérer la prise de contact . Il s’est approché et a demandé à Henri s’il était le propriétaire de l’endroit. Henri a hoché la tête, curieux de la suite.

« Désolé ! », commence le type avec l’air du gars qui n’est pas désolé du tout. « Excusez-nous de ne pas vous avoir prévenu. Une personnalité va venir prendre un hélicoptère ici même cet après-midi !

– Ah bon, répond Henri. Bien. » Il reste silencieux quelques secondes. Il aime bien rester silencieux, quand il rencontre des gens qui lui semblent bizarres. Souvent les gens ne supportent pas le silence, alors ils se remettent à parler d’eux-même, et là ils disent des choses intéressantes, parfois. Mais le type n’ajoute rien. Il semble, en fait, préoccupé par autre chose. Il balaie les alentours de longs regards circulaires, et se désintéresse totalement de Henri, qui ajoute finalement :

« Et… euh… qui ça, comme personnalité ? »

– Désolé, Monsieur, ça, je n’ai pas l’autorisation de vous le dire ! ». Le ton est ferme, sans appel, et l’homme s’éloigne vers sa voiture.

Henri n’est pas énormément curieux. Il est même assez affable. Tranquille avec lui-même et avec les autres. Ces gens doivent accueillir une personnalité ? Bien, accueillez, accueillez. Sur son terrain ? Pas de problème. Sans lui demander quoi que ce soit ? Ma foi, il aurait bien préféré être averti, mais que voulez-vous, les gens sont comme ça aujourd’hui, tout leur est dû ! Si une personnalité vient prendre un hélicoptère sur son terrain, il n’en mourra pas, alors il ne va pas non plus se pourrir la vie avec ça, allez.

Mais tout de même… cette personnalité… qui donc ça pourrait bien être ? Un homme politique ? Le Président du Conseil Général ? Non, pas possible : il n’utiliserait pas un hélico pour venir de Mende… un hélico, c’est pas rien ! Il paraît que ça coûte plus de six mille francs l’heure de vol. Dans la tête d’Henri, ça tourne, ça cherche. Il faut remonter plus haut… Le Président de la Région ? Est-ce que c’est suffisamment important, un Président de région, pour venir en hélico de Montpellier ? Sans doute que oui, d’ailleurs Henri a souvent entendu parler de ses voyages fastueux, au Président de Région. Fastueux et, paraît-il, inutiles. Ça se pourrait, oui. Mais pourquoi il viendrait ici, chez lui, sur la can de l’Hospitalet, le Président de région ? Absorbé dans ses pensées, Henri n’entend d’abord pas encore le ronronnement qui grandit là-bas, au nord, vers le massif du Bougès…

***

« Chef, chef, regardez, une hélicopeutère !

– Putain, Lambert, tu fais chier avec cette blague ! »

Le brigadier Lambert tourne une tête faussement désolée vers son collègue Boutet, que ça ne calme pas du tout.

« C’est vrai quoi, tu nous la sers combien de fois par jour ? »

– Oui mais cette fois c’est pas qu’une blague. Regarde là-bas, au dessus du plateau, ya un hélico qui tourne, et il a tout l’air d’avoir envie de se poser !

– Ah ouaih ? Fais voir ? »

Depuis deux jours qu’il ne se passe rien de notable dans le quartier, la brigade de gendarmerie de Barre-des-Cévennes s’ennuie. Pas une plainte, pas un fait divers, pas une mission officielle, rien. On a fait tranquillement de l’ordre dans les papiers, passé le balais sous les bureaux (Lambert en a sorti des moutons énormes), et puis maintenant on laisse passer le temps comme on peut. D’ordinaire, dès qu’il a 5 minutes, Boutet bricole un ou deux solitaires sur l’ordinateur du bureau. Là il vient de s’en faire quelques dizaines d’affilée alors il a un léger mal de tête, ce qui explique son démarrage au quart de tour. Lambert, lui, il passe le temps à la fenêtre, les mains derrière le dos, ou accoudé au rebord. Il observe. Une voiture qui passe au ralenti dans l’unique rue de Barre, un vol de grands corbeaux au dessus du ravin de Grisoulle, les minuscules hameaux dispersés dans la montagne sur le versant d’en face. Il les connaît par cœur, à force. D’est en ouest il y a le Roumassel, le Crouzet, le Masbonnet, Billière… Il y en a plein, chacun au bout d’une route interminable de virages, chacun avec ses quelques habitants. En vingt ans qu’il travaille là, Lambert n’en a pas visité la moitié. Les gens sont plutôt du genre calme. Encore heureux, remarque. Quoique… des fois on aimerait qu’il se passe un peu plus de choses, tout de même. Et là, justement, il se passe quelque chose. 

« Ah oui, dis-donc, t’as raison. Qu’est-ce qu’il fout là ? C’est en pleine zone centrale du Parc National, ça ! Il y a eu une demande d’autorisation de survol ?

– Rien

– Hé ben voilà un p’tit truc à nous mettre sous la dent ! Allez, on y va ! »

***

« Allez, François, c’est l’heure, il faut y aller ».

Et voilà, la semaine a passé, et François n’a toujours pas la réponse à sa question. Bêtement, il avait pensé que comme d’habitude l’isolement dans ce haut pays l’aiderait à y voir plus clair… Les autres fois, ça avait bien marché : le silence, le paysage, le ciel… tout ça l’avait toujours mis en paix avec lui-même, rendu disponible à la réflexion… Mais là, rien ! La magie du lieu n’a pas fonctionné comme d’habitude. Il a manqué… quelque chose, un détail que François n’arrive pas à saisir. Et voilà qu’au moment de quitter les lieux il reçoit le rappel de son ami comme un condamné reçoit l’ordre de monter sur l’échafaud… Hmmm. François sort et ferme la porte derrière lui. Avec son ami ils vérifient que chaque volet est bien fermé. Ils ne reviendront pas de sitôt, alors la maison doit être prête à s’engager dans l’hiver, à braver la neige comme un bateau qui part pour une longue traversée. Dans certains hameaux d’altitude, autour du Mont Aigoual, il y a encore des familles qui passent des semaines entières calfeutrées chez elles pendant que l’hiver se déchaîne. Une situation qui terrifierait un citadin ordinaire, avec son besoin de maîtriser les choses, d’aller coûte que coûte au travail quel que soit l’état de la nature autour de lui. Mais non, les gens d’ici font avec. Ils attendent que les choses se passent en bricolant tout ce que l’agitation du reste de l’année ne leur permet pas de faire, et puis un matin ils poussent la porte, écartent les congères, sortent au grand soleil en étirant leurs membres ankylosés et ils reprennent leur vie en sifflotant. Cette sagesse pragmatique et efficace tire à François un sourire. Il leur est reconnaissant de continuer à exister. Les observer et parler avec eux lui apporte tellement ! Au détour de cette image heureuse, François comprend ce qui lui a manqué durant cette semaine. Pour prendre sa décision, il a choisi l’isolement total. Pour la première fois depuis qu’il vient ici, il n’a pas souhaité rencontrer les gens du lieu. Il s’est enfermé dans son bateau au cœur de la montagne, comme un navigateur solitaire, juste accompagné de son ami propriétaire de la maison, dont il apprécie la discrétion et le silence, et il n’en est pas sorti, pensant que les réponses viendraient de lui… il ressent maintenant le manque de manière criante.

 « On a juste une heure avant le rendez-vous, en voiture ! » ajoute son ami d’un ton enjoué qui sonne faux. Le compte à rebours est lancé…

***

Dans un tonnerre de fin du monde, l’hélico atterrit à côté de la lavogne. Le sifflement du réacteur emplit tout le paysage, puis diminue et rend le ciel au silence. Deux hommes en sortent. De loin, Henri observe la scène, essaie de reconnaître « quelqu’un ». Non, ces deux la sont des sous-fifres. Poignée de mains entre l’homme en noir et les pilotes. Ils se connaissent, ils sont du même monde, ça se voit. L’homme en noir leur désigne Henri du pouce par dessus son épaule, ils lui jettent un rapide coup d’oeil et se mettent au travail dans sa prairie comme s’ils étaient à l’atelier. Ils sortent une échelle et montent bricoler dans les entrailles de la queue…

On vous dit qu’un hélico va arriver, c’est une chose, mais en voir en un vrai, posé dans vos mangeoires, là c’est différent. « Fan de purge, pense Henri impressionné. Heureusement que c’est pas encore l’heure des vaches, parce qu’avec ce raffut je pouvais aller les chercher au fonds de la vallée ! ». Sous le coup de l’émotion, Henri repart de plus belle dans ses hypothèses sur l’identité de la « personnalité ». Et si c’était plutôt un important homme d’affaire ? Peut-être qu’ils ont trouvé quelque chose d’intéressant sur le plateau ? Sur mon terrain ? Quelque chose de précieux : de l’or, du diamant ? Peut-être même du pétrole ? Alors le PDG de l’entreprise qui va exploiter vient se rendre compte par lui-même ? Oui mais quand même, comment ce serait possible qu’une entreprise exploite mon terrain sans qu’il y ait eu des demande d’autorisation, des arrangements juridiques, voire des cessions de droits d’exploitation, des propositions d’achat… Non, ça ne colle pas. Ou alors c’est quelque chose de tellement énorme que je n’aurai pas mon mot à dire ? De l’Uranium ? Fan de purge, si c’est de l’Uranium mon compte est bon, je vais être exproprié comme un malpropre, viré comme là-bas, aux Bondons, sur le Mont Lozère.

***

« Putain de merde ! »

Henri relève les yeux et aperçoit l’homme en noir sautiller sur un pied en se tenant l’autre jambe. Sa belle chaussure noire cirée est toute crottée… évidemment, il vient de marcher dans une bouse fraîche. Quand on vient accueillir une personnalité près d’une mangeoire à vache, on fait gaffe où on met ses pieds, ou alors on met des bottes ! Henri, ça le fait sourire, ce type si propre sur lui maculé de merde, mais le type a l’air pas du tout, mais alors pas du tout content.

« Et merde de merde, chiasse, putain de bouse de merde ! »

Il se dirige en sautillant vers l’hélico, s’assoit dans l’encadrement de la porte de la soute, enlève sa godasse maculée et la contemple lamentablement comme si la fin du monde venait de s’annoncer. Il la frotte dans l’herbe pour enlever le plus gros, et puis il sort un mouchoir de sa poche et il commence à briquer la chaussure, en crachant régulièrement dessus pour essayer de retrouver une partie du brillant initial. Incroyable. Nettoyer la bouse de sa godasse avec un mouchoir, Henri est sur le cul. Et puis tout d’un coup, il fronce les sourcils. La scène qu’il a sous les yeux, il l’a déja vue… dans un film. Un thriller d’il ne sait plus qui, avec il ne sait plus qui. Il y a une bande d’agents secrets, de la CIA, ou quelque chose comme ça. Ils sont tous en noir, avec des lunettes noires cachant des yeux bleus pâle qui lancent des regards tranchants comme l’acier, des chaussures noires, une bagnole noire aux fenêtres fumées… Ils sont sur une affaire glauque à souhait, ils viennent de tuer plein de gens pour les besoins de leur mission… Mais ce sont des pros, ils n’ont pas d’état d’âme, ils bossent pour la raison d’état. Et à ce moment, l’un d’eux marche dans une merde de chien, et là, là vraiment il est touché, il souffre, putain qu’il souffre, il y tient tant à ses godasses de marque. Henri réalise tout à coup que cette scène qu’il a sous les yeux est la même que celle du film. Et ça, ça ne laisse aucun doute : ce type en noir, c’est un agent secret. Et ses trois copains d’hier aussi, et ils sont surement planqués pas loin dans les collines, ils surveillent les environs à la jumelle infrarouge, ils braquent des fusils à visée laser dans toutes les directions, Henri vérifie d’un coup d’oeil s’il n’aurait pas un point rouge tremblotant sur sa poitrine.

Bon sang : un hélico, des agents secrets en pagaille… Tout ça dépasse de très loin le président du Conseil Régional et même l’homme d’affaire vendeur d’Uranium… Non, il faut chercher plus haut, beaucoup plus haut. Mais qu’est-ce qu’il y a de plus haut qu’un vendeur d’Uranium ? Quelqu’un de vraiment important, mais qui aurait de bonnes raisons d’être ici… Une ébauche d’idée commence à germer dans l’esprit de Henri. Hmmm… oui, ouiouioui, il y a bien… Henri n’y tient plus. Il a beau être affable, il aimerait quand même bien savoir. Il s’approche de l’hélico et de l’agent secret qui frotte sa godasse avec la dernière énergie en produisant de minuscules crachats entre ses lèvres extrêmement pincées.

« Dites moi, Monsieur, la personnalité en question, ça ne serait pas… »

Henri commence à se sentir bien dans cette ambiance de secret, et puis il croit bien qu’il a trouvé, il est certain de son petit effet… alors pour en rajouter un peu, il prend des airs de conspirateur, il se penche à l’oreille du gars en noir, et lui susurre le nom auquel il pense maintenant avec une quasi-certitude. Le lustrage énergique de la godasse s’interrompt. L’homme en noir lève lentement son regard bleu acier vers Henri et le contemple d’un air interrogatif pendant quelques secondes en plissant les yeux. Il jette un rapide coup d’oeil à sa montre, soupire, et répond :

« Il sera là dans cinq minutes à peine, alors disons que je peux répondre à votre question. C’est bien lui. Merci de nous faciliter le travail et de garder ça pour vous. »

Henri est sur le cul. Il a beau avoir deviné, quand même, savoir qu’Il va venir chez lui, pour de vrai, sur son terrain, près de ses vaches… c’est trop dingue ! Dans son cœur ça tape, ça saute d’émotion, ça se brouille… En bégayant à moitié, il jette à l’homme en noir « Pas de problème, je n’en parle à personne, évidemment ! », et puis il le plante là et il démarre en courant vers la ferme pour alerter tout le monde, pendant qu’une fourgonnette de gendarmerie arrive à toute vitesse par la route de Barre, et vient se garer au frein à main près de l’hélico. Les brigadiers Lambert et Boutet en descendent au pas de course et s’avancent vers l’hélico le torse en avant et le pas décidé. Ils jubilent, c’est un cas de flagrant délit manifeste, ils vont pouvoir s’amuser un peu.

L’homme en noir, toujours assis dans l’encadrement de la soute de l’hélico, met la dernière main au lustrage de sa chaussure. Elle a maintenant retrouvé une allure plus correcte, mais hélas pas encore impeccable car il reste un filet de bouse incrusté juste dans le pli du cuir au dessus de la semelle, c’est le genre de truc impossible à ravoir sans une bonne brosse au chiendent, en tout cas pas avec son mouchoir tout crade. Sans comprendre la gravité de ce qui se joue entre l’homme en noir et sa godasse, le gendarme Boutet déclame pompeusement et avec un rien d’agressivité forcée :

« Gendarmerie de Barre des Cévennes, bonjour. Vous êtes en zone centrale du parc National des Cévennes, survol interdit à moins de 3000 mètres, atterrissage interdit, pas de demande d’autorisation, vous êtes en double infraction. J’espère que vous avez d’excellentes raisons d’être là, dans le cas contraire ça va vous coûter très cher ! »

Le lustrage de la godasse s’interrompt une fois de plus. L’homme en noir reste immobile quelques secondes, le mouchoir maculé suspendu en l’air. Qu’est ce que c’est que ces guignols ? Et le Parc National des Cévennes, c’est quoi ce truc ? Jamais entendu parler, mais cette histoire d’infraction ça le fait bien marrer. Très doucement, il pose son mouchoir, remet sa godasse (ça ira comme ça pour le moment, il la finira ce soir), puis saisit son portefeuille en lâchant un long soupir résigné. Il en sort sa carte d’agent des services de renseignement et va la brandir au nez des deux imbéciles en leur disant leurs quatre vérités quand un bruit de voiture se fait entendre à l’est. Tous les regards des personnages en présence convergent vers une 2 CV jaune citron qui vient d’apparaître sur l’horizon. Elle avance à petite vitesse sur la route du village et cahote a chaque nids de poule que les intempéries ont creusé dans le goudron l’hiver dernier et que la DDE n’est jamais venu boucher.

A peine quelques secondes plus tard, des éclats de voix arrivent du sud. Les regards convergent vers ce nouveau point focal. C’est Henri qui revient de la ferme. Il y a alerté sa femme et à sa soeur, puis a passé vite fait deux ou trois coups de fil à quelques cousins et copains des environs, ils ont rappliqué à toute vitesse et maintenant une petite foule traverse la prairie au pas de course en montrant la 2 CV du doigt et en poussant des cris d’enthousiasme. Le beau frère, un appareil photo à bout de bras, prend des clichés à tout va, l’hélico, la 2CV, les gendarmes, tout en courant comme un grand reporter en mission de guerre.

« C’est pas vrai ! », s’écrie l’homme en noir en se frappant le front de la main. Les gendarmes Lambert et Boutet ne savent plus ou donner du regard et encore moins décider d’une attitude cohérente. Il se passe ici des choses qui les dépassent et ils décident tacitement de la fermer et de laisser venir les choses. Et de fait, les choses viennent, au rythme lent de la progression de la 2 CV jaune qui grandit doucement sur la route. Tout le monde peut maintenant constater qu’il y a deux hommes à bord. Le conducteur est grand et mince, et le passager plus petit, plus râblé, porte un chapeau de feutre.

Lambert, qui a une meilleure vue que Boutet, regarde fixement la 2 CV qui est maintenant toute proche. Il est manifestement soumis à un violent trouble intérieur. Un soupçon énorme, impossible, grandit en lui. Et soudain il crie à son collègue :

« Nom de Dieu, Boutet, c’est le grand chef !

– Qui ça, le colonel ? demande étonné Boutet qui ne reconnaît pas du tout sa silhouette caractéristique. »

Lambert se fige dans le garde-à-vous le plus rigide qu’il ait jamais adopté, et, la bouche tordue pour parler à Boutet sans que ça se voie, ajoute avec la voix blanche pour ne pas que ça s’entende :

« – Mais non, imbéfile, le chef FUPREME, merde t’es aveugle ou quoi ? »

Quelques secondes supplémentaires sont nécessaires à cette information pour pénétrer réellement le cerveau de Boutet et atteindre une zone ou elle est traitée, comprise, et donne lieu à une réaction en retour. Il se fige à son tour au garde à vous, à l’instant exact ou la 2 CV et la tribu familiale d’Henri s’immobilisent face à face au pied de l’hélicoptère. Le petit moteur s’éteint en toussotant, et un court silence se fait sur le plateau. L’homme en noir bouge enfin, se dirige vers la portière passager de la 2 CV citron et l’ouvre en inclinant légèrement le torse.

« Monsieur le Président »

François Mitterrand descend de la voiture et jette un regard circulaire. Mmmm… Il était prévu qu’il embarque dans la plus grande discrétion : il y a bien là une quinzaine de personnes. Ses pilotes, d’accord… Son agent de sécurité… tiens, ses chaussures ne sont pas impeccables, aujourd’hui, il a encore dû marcher dans quelque chose de pas net, il est vraiment incorrigible. Le Président s’attarde un moment sur les gendarmes… oula, ils ont l’air coincés, ceux-là, dis-donc ! Avec un petit sourire en coin, il leur passe devant sans les mettre au repos. Il n’a jamais aimé les bleus. Mais tous ces civils. Comment tant de civils peuvent se trouver en cet instant au milieu de rien ? Le Président  les observe un moment. A bien regarder, il détecte des traits communs dans leurs visages, sans doute des membres d’une même famille. Hmmm, une ferme est visible au loin, ils vivent là, sans doute.

Ils le regardent tous en silence, en écarquillant les yeux. Il a l’habitude. Parfois c’est une épreuve désagréable, il se sent jugé, jaugé, ou bien il perçoit une attente énorme, une exigence qu’on n’aurait vis-à-vis de personne d’autre. Qu’il est fatigant d’être sans cesse pris pour Dieu le Père. Aujourd’hui c’est différent. Les visages tournés vers lui sont excités, certes, mais bienveillants. Le silence se prolonge, serein. Un léger vent fait bruisser les herbes sèches. Le Président sait qu’il doit faire quelque chose, d’une manière ou d’une autre. Pas une action d’éclat ni une répartie médiatique. Il doit être juste, avec lui-même et avec ces gens. Il commence à serrer les mains, dans l’ordre où elles se présentent à lui. Mais cette fois il prend le temps de bien regarder chaque personne, de s’imprégner de son visage, d’essayer d’y lire un peu de sa personnalité, d’y puiser un enseignement sur la relation entre les êtres humains. Et ce qu’il voit le surprend. Ces gens qui savent mener leur maison-bateau au travers de l’hiver, qui bâtissent des terrasses sous les arêtes de schiste, ils croient en lui. En lui, et en personne d’autre. Sans excès, sans idolâtrie, ils sont avec lui, c’est tout. Et c’est énorme.

A son tour, Henri s’avance au milieu du cercle, la main tendue. Le Président le considère un instant, et lui demande :

« Vous êtes l’agriculteur qui exploite ces terres, n’est-ce pas ?

– Oui, Monsieur le Président, c’est moi, répond Henri tranquillement ». Le Président reçoit cette voix grave et calme avec bonheur et soulagement. Il sait maintenant qu’il ne quittera finalement pas ce pays sans en avoir rencontré les occupants. Brièvement mais vraiment. Il ajoute :

« Vous habitez un bien beau pays, monsieur. Rude, mais beau ! »

Pour souligner la profondeur de son discours, le Président impulse solennellement un double rebond à sa poignée de mains, en rythme avec les mots « rude » et « beau ». Henri n’est pas naïf. Cette phrase, elle sent la belle formule préparée à l’avance, travaillée pour avoir de l’allure, prête à être dégainée précisément dans ce genre de circonstance, en présence d’un rural inconnu à qui il faut bien dire quelque chose. Elle a dû être servie et resservie sur bien des terroirs. Il le sait bien, Henri, que son pays il est beau mais rude. Il le sait beaucoup mieux que Monsieur le Président, même si celui-ci s’exprime avec l’air de  lui apprendre une grande vérité. En d’autres circonstances, Henri aurait été un rien agacé par cette répartie. Mais là, Henri perçoit une sorte d’hésitation, de timidité chez le Président, qui semble vouloir dire autre chose. Alors Henri attend, en silence, ce que le Président a vraiment à lui dire. La poignée de mains se prolonge, et finalement le Président ajoute, sur un ton hésitant, presque gauche :

« Et, euh… ne vous arrive-t-il jamais d’être, comment dire… découragé ? Par l’ampleur de… euh… votre tâche ? Je veux dire… tout ça, vous voyez ? » Son bras libre, par des volutes alambiquées, désigne le paysage qui les entoure.

La poignée de mains s’éternise, regards croisés. Quelque chose se joue en silence, l’assemblée se tait, respectueuse et attentive. Henri contemple quelques instants le visage interrogatif du Président. Finalement, il s’incline légèrement pour s’approcher, et il lui murmure quelques mots à voix basse. Le vent les emporte avant qu’ils ne parviennent aux oreilles des spectateurs immobiles, mais le Président, lui, les a parfaitement entendus. Il se fige un moment pour bien les intégrer, pour ne rien en perdre. Lorsqu’il en comprend le sens, il sent toutes ses interrogations, toutes ses hésitations, toute sa fatigue le fuir. Des fils depuis longtemps rompus tissent une nouvelle toile, une perspective se dessine. Son visage s’éclaire, sa poignée de main reprend de la vigueur et il lance à Henri un regard infiniment reconnaissant. Un léger déclic lui parvient de sa droite, un bruit d’appareil photo. C’est le beau-frère d’Henri. Il a tellement mitraillé qu’il ne lui reste plus qu’une unique pose sur sa pellicule, et il vient d’appuyer sur le bouton, immortalisant sans le savoir un instant historique. Ce sont toujours les beaux-frères qui prennent par hasard les clichés historiques. Aucune photo de lui ne doit être prise en dehors des sorties publiques officielles, mais le Président s’en fout, il doit bien ça à cette famille, à ce Henri qui vient de lui livrer la solution, alors il ne cille pas, il fait celui qui n’a pas entendu.

Quelques minutes plus tard, l’hélico s’éloigne vers le nord, la voiture noire, le fourgon de gendarmerie et la 2 CV jaune rapetissent sur la route du village. La famille d’Henri reste plantée là un moment, dans la prairie redevenue silencieuse, puis reprend le chemin de la ferme.

Par la fenêtre de l’hélicoptère, le Président contemple un moment les vallées cévenoles qui fuient. Loin vers le sud, le village dans lequel il a passé quelques jours est encore visible, à présent réduit à un point à peine visible. Le Président repense à ce que lui a dit cet agriculteur pendant leur poignée de main. Des mots lumineux dont il se souviendra toujours.

« Bien sûr que je suis parfois découragé, Monsieur le Président. Mais si je ne le fais pas, personne ne le fera à ma place. »

Songeur, le Président regarde le village disparaître derrière les larges croupes du Mont Lozère. Et puis il s’adresse au copilote :

« Emile, soyez gentil, appelez mon chef de cabinet et dites-lui que je me suis décidé. Il comprendra. »

Quelques jours plus tard, le Président annonçait officiellement qu’il se présentait à sa propre succession. On était en 1988.

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