Une descente du Tarn en hiver

Le problème des sites touristiques, c’est qu’ils attirent beaucoup de monde. Je le comprends et l’accepte aisément : partout où mes pas me portent, je m’empresse moi-même de leur rendre visite, et je suis rarement déçu car ils sont généralement connus pour de bonnes raisons. Si l’on n’est pas allergique aux cris et gloussements, à Fun Radio, aux éclaboussures, aux odeurs de tabac, aux crottes de chien ni aux doigts de pieds écrasés, l’aventure pourra être agréable.

C’est un fait : entre grand tourisme et tranquillité, il faut généralement faire un choix. La Lozère et les Cévenne, ne sont pas avares de ces deux catégories. D’un côté, les paysages somptueux et submergés de visiteurs de l’aven Armand, des Gorges du Tarn ou du mont Aigoual, de l’autre les espaces vides et silencieux des sentiers oubliés, des forêts sombres et des ruisseaux tortueux et sauvages.

La descente des gorges du Tarn en canoë, kayak ou paddle fait partie de la première catégorie. C’est une activité très ludique, très bien encadrée, qui se déroule dans un cadre impressionnant. Sans atteindre la fréquentation des gorges de l’Ardèche, il y passe plusieurs centaines de personnes par jour entre le 15 juillet et le 15 août. Sur la route, les camionnettes des agences de location font des allers-retours incessants pour déposer les bateaux sur les sites de départ ou les récupérer sur les plages de débarquement… car c’est quasiment de cela qu’il s’agit ! Les autochtones dont je suis s’aventurent rarement dans les gorges durant cette période agîtée.

Heureusement, il existe un moyen de combiner grands sites ET tranquillité. Vous l’avez deviné, il suffit de faire un pas de côté, et d’être là au bon moment, c’est à dire en dehors des périodes touristiques. Et plus efficacement encore : au coeur même de l’hiver. Pour une expérience radicalement différente.

Le premier choc, en entrant dans les gorges, c’est la lumière. Nous sommes en février, le soleil n’atteind le fonds qu’en de rares endroits bien orientés, et il règne une pénombre austère, qui fait instantanément douter. Pourquoi n’avoir pas tout simplement choisi de faire une balade là-haut, sur le rebord du causse de Sauveterre, inondé d’une lumière dorée ? Au sortir de la voiture, le froid attaque à son tour. A proximité de l’eau, il enveloppe, pénètre, transit. Seconde phase de doute : et pourquoi pas plutôt les Canaries ? Vite, les fourrures polaires, doudounes, bonnets. Ou est la chaleur écrasante des descentes estivales, qui donne presque envie de tomber à l’eau ? La rivière qui fume dans l’air glacé fait presque peur. Le projet était d’utiliser des combinaisons néoprènes mais personne n’a envie de se déshabiller pour les enfiler. On pagaiera emmitouflés, en priant de ne pas tomber.

Les préparatifs réchauffent les corps. Dans l’action, le froid sera supportable. Les deux canoës s’élancent bientôt sur l’eau. C’est le troisième choc : l’eau. Elle est belle, incroyablement transparente. Pas une algue, pas la moindre pellicule bactérienne. Le fonds caillouteux est visible à plusieurs mètres, des truites vont et viennent tranquillement, mystérieusement suspendues dans les airs.

La descente commence, tranquille sur ces premiers biefs sans surprise. Le rythme s’installe, se régularise. Les conversations vont et viennent, puis se tarissent. Peu à peu monte une sensation étrange, dont je tarde à identifier l’origine : le silence. Aucun cri d’enfant excité, aucun vrombissement de moto résonnant en écho sur les falaises. Juste le clapotis des pagaies qui crèvent la surface, et le ruissellement des gouttes qui retombent en pluie. Un luxe incroyable ! La nature elle-même semble s’être tue : pas le moindre chant d’oiseau. Impression de matin du monde, d’aventure extraordinaire.

De loin en loin, le face-à-face avec la nature est interrompu par l’apparition, au détour d’un méandre, d’un hameau mythique. Castelbouc, avec sa grotte vulvaire, et le maigrelet vestige de son château. Sainte-Enimie, où un barrage insignifiant nous retient un long moment. Saint-Chély-du-Tarn. Le lent passage sous son pont majestueux rappelle le franchissement de l’Argonath par les membres de la compagnie de l’anneau, impressionnés. Tous ces lieux tant de fois parcourus a pieds ou en période touristique prennent soudain, contemplés depuis la rivière déserte, une allure nouvelle, totalement dépaysante, déroutante. Inspirante.

La grotte de Castelbouc
Le barrage de Sainte Enimie
Castelbouc
Saint-Chély-du-Tarn

Ce soir, la température chute plusieurs degrés sous zéro. Les bois flottés ne manquent pas aux alentours du camp, le feu repousse les ténèbres et nous isole dans une minuscule bulle d’humanité tiède perdue au milieu de l’immensité désertique et glaciale.

Seconde journée. Petit déjeuner autour du feu. Le camp, plié et rangé dans les bidons étanches, rejoint sa place dans les canoës. A nouveau, les berges défilent de part et d’autre, monotones et pourtant toujours différentes. Les heures passent.

A la pause de midi, incroyable : un autre être humain apparait sur la rivière, recroquevillé dans un minuscule canot gonflable. Impossible de s’ignorer au milieu du désert, nous nous rapprochons mutuellement. Sans nous connaître vraiment, comme tous les autochtones, nous nous sommes déjà croisés. Echangeant sur nos aventures respectives, nous partageons notre modeste repas, la relation se noue plus solidement. Nous repartons, chacun de notre côté, lui par le sentier du causse, nous par la rivière. Une telle rencontre au milieu de nulle part scelle inévitablement quelque chose de définitif : chaque fois que nous nous croiserons dans l’avenir, ce souvenir nous rapprochera instantanément.

Une rencontre inattendue
Pause

Au franchissement des détroits, dans la pénombre du jour finissant, enserrés par ces falaises qui n’offrent aucune perspective de fuite, le sentiment d’isolement est à son maximum, générant des angoisses existentielles contradictoires : existe t-il encore des êtres humains sur cette planète ? Sommes-nous vraiment seuls dans cette gorge silencieuse ? Et si quelqu’un nous observait, tapi dans l’ombre ? Le film « Délivrance » n’est pas loin.

Au sortir de l’étroiture, un peu de jour éclaire à nouveau le monde. Il est temps de poser le camp. Les berges n’offrent apparemment aucune zone propice. Heureusement, avant de nous séparer ce midi, le canoteur solitaire nous a révélé l’existence d’un site de bivouac exceptionnel un peu plus loin en aval. Les yeux du savoir nous permettent de le dénicher, malgré l’évidence. En rive gauche, un surplomb de falaise s’avance au dessus d’un terre-plein horizontal sableux, ménageant un espace abrité et discret. Ce soir nous ne sortirons même pas la tente du sac !

Grâce à quelques perches de noisetier récoltées alentour et une bâche transportée pour l’occasion, nous fabriquons une tente de sudation sommaire, pendant que des pierres chauffent au coeur d’un brasier de bois flottés. Le plafond de notre abri rougeoie dans la nuit noire. La température a encore baissé, et le corps nu est soumis à rude épreuve : rôti côté feu, il gèle littéralement sur l’autre versant et il faut se présenter en rotation lente, comme à la broche. Bientôt les pierres incandescentes sorties du foyer transforment l’eau glaciale en vapeur brulante. Entassés dans une atmosphère étouffante, nous faisons silence. Une unique voiture s’annonce de très loin et passe lentement sur la berge opposée. Le faisceau de ses phares balaie erratiquement les falaises et finit par disparaître à jamais. Nos sommes à nouveau seuls.

Les restes de la tente à suer
Les pierres rougies par le feu

Troisième jour. Dès le matin, la fin de l’aventure se fait sentir. Incurvant son cours à gauche, le Tarn prend la direction du sud. Toute l’ambiance des gorges en est modifiée : durant une partie de la journée, une large échancrure de ciel permet maintenant à la lumière de pénétrer à flot jusqu’au fond.

Le pas de souci, dernier site touristique des gorges, est pourtant lui aussi désert et silencieux. Moyennant un passage légèrement acrobatique, le belvédère est gratuit, aujourd’hui. Après les Vignes, une immense ligne droite ouvre une perspective infinie et monotone. Finis les hameaux mythiques, les méandres et les surprises, on est seuls avec soi-même et ses gestes répétitifs.

Au moment de sortir les canoës de l’eau, une tristesse soudaine nous étreint. Les mains glacées, le bout du nez gelé ne comptent pas. Ces journées hors norme nous laissent l’esprit appaisé, nettoyé des soucis de la vie ordinaire, et le coeur gonflé de paysages, d’ambiances et d’aventures partagées.

Descendre le Tarn en hiver : voilà peut-être l’un des grands privilèges des gens qui vivent ici.

Quelques tronçons un peu plus agités pour terminer
Derniers kilomètres
Retour à la civilisation

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