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"Sacré mont Blanc"
Chez
Marc Lemonnier
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Rubrique : Les gens
La rape à fromage et son heureux bricoleur
La râpe à fromage dans son environnement ordinaire
En progressant sur le sentier, on sent qu'on approche de "quelque chose"
La cabane entre les arbres
La montagne par la fenêtre

La râpe à fromage de Cabridou

Un jour, Gwen et José ont acheté une râpe à fromage. Vous savez, ce modèle de base, composé d'une plaque rectangulaire percée de deux formats différents de trous; et d'un cadre métallique parfois habillé de plastique de couleur vive pour mieux tenir l'instrument en main.

Après quelques semaines d'utilisation la râpe explose. Je n'ai pas assisté à la scène mais j'imagine volontiers Gwen râpant énergiquement des racines de gingembre pour préparer le zoum koum ou un quelconque thé tchaï. Mais peut-être était-ce tout simplement les carottes du jardin, c'est beaucoup plus ferme que les carottes du commerce. Toujours est-il que la situation était bien embêtante. Une râpe, ce n'est pas grand chose, l'outil n'avait pas dû coûter plus de quelques euros, mais ça fait partie des quelques ustensiles de cuisine sans lesquels tout devient plus compliqué.

Et puis il y avait autre chose qui embêtait bien José. Il disait "Mais tu comprends, l'inox c'est inusable, ce truc, c'est trop con de devoir balancer ça alors que ça pourrait servir des années !".

Alors un matin José prend quelques outils, et part à la recherche d'un petit arbre. Il trouve un buis à la bonne taille, qu'il coupe et ébranche. Dans la partie centrale il taille 2 montants et 2 pièces cylindriques, qu'il assemble patiemment à l'aide de chevilles de bois qu'il fabrique une à une. Le tout prend peu à peu la forme d'un cadre aux dimensions prévues pour accueillir la plaque d'inox, qui vient bientôt y prendre sa place. José polit ensuite soigneusement le tout pour obtenir un lustré agréable au toucher, puis il traite le bois à l'huile de lin.

Le résultat est magnifique. C'est un outil simple, qu'on tient bien en main. Il est légèrement tordu mais cette asymétrie vient renforcer le sentiment qu'il s'agit d'une pièce unique. La plaque d'inox, ainsi montée, pourra assumer sa fonction de râpe une vie durant, et peut-être pourra-t-elle être léguée aux enfants et petits-enfants de Gwen et José lorsqu'ils en auront. A cette époque, le manche sera creusé par les ans et la forme des milliers de mains affairées qui l'auront manipulé y sera inscrite à jamais. On ne pourra pas l'utiliser sans avoir une pensée pour l'aïeul José qui, à l'époque, fabriquait encore des outils de bois avec ses propres mains.

C'est vrai que voir ça a de quoi ébranler les convictions les plus ancrées sur la vie. Qui d'autre que José accepterait de consacrer une demi-journée de travail à fabriquer un outil disponible sur le marché à 4 euros ? Et pourtant, quel objet disponible sur le marché pour 4 euros a autant de valeur et de sens que celui-ci ? Je n'ai pas de réponse, mais ça génère chez moi plein de questions.

José est cévenol depuis une génération. Il aime ce pays, n'en sort que rarement tant il a de choses à y faire. Gwen est d'origine normande, elle a tourné un peu en France à la recherche d'un coin et d'un style de vie qui lui conviendrait, et c'est ici qu'elle a trouvé.

Pendant un an, ils ont écumé la vallée française pour trouver un terrain à acheter, qui soit à eux et sur lequel ils puissent faire ce qu'ils ont envie, sans avoir rien à demander à personne. Depuis quelques années, sous la pression de la demande, les terrains se font rares, et il leur a fallu s'éloigner des routes, explorer des pentes raides, au milieu des cailloux et des friches. Il ont fini par trouver à acheter un petit triangle de montagne coincé entre deux petits ruisseaux. La piste est à plusieurs centaines de mètres, et surtout, très loin au dessus. Accéder au terrain implique déjà une marche qui s'apparente à une petite randonnée de 150 mètres de dénivelé. C'est un sentier assez escarpé qui serpente de part et d'autre d'un petit ruisseau sur lequel on devine des restes de murets autrefois destinés à domestiquer le cours d'eau. Il y eut de l'activité, ici, et même beaucoup ! Il ne reste qu'un grand silence et une nature qui a repris le dessus.

Le chemin s'incurve à gauche, sa pente diminue et bientôt rejoint l'horizontale, tandis que des signes d'activité humaine et d'entretien régulier apparaissent. Le chemin est maintenant net, bien tracé, rectiligne, dégagé de toute broussaille. Des tas de bois de tous diamètres sont soigneusement empilés de loin en loin et selon une fréquence croissante. Enfin, on débouche dans une étroite clairière au milieu de laquelle trône le tipi.

Autant dire qu'il vaut mieux ne pas oublier le pain dans la voiture !

Sur ce terrain abandonné pendant longtemps, les anciennes terrasses étaient presque entièrement recouvertes de chênes verts et de broussailles. Il a fallu faire de la place pour monter une première cabane, provisoire, histoire d'avoir un pied à terre pour mieux s'installer. Le potager a été une préoccupation immédiate : autant produire un maximum de choses sur place, pour les sous et pour la logique de transport. Deux terrasses sont rapidement défrichées, un système de recueil d'eau est mis au point pour arroser. L'arrivée sur les jardins évoque irrésistiblement une petite exploitation indienne nichée au coeur d'une forêt tropicale sur les premières pentes de la cordillère des Andes : La surface plane est rare et croule sous les légumes, alors que tout autour d'immenses arbres se penchent vers cette zone d'éclaircie et laissent pendre jusqu'au sol des volutes de lianes au travers desquelles on croit entendre des oiseaux exotiques et quelques mammifères plus ou moins dangereux... Sûr que dans ce genre d'endroit, l'imaginaire y va.

L'installation définitive se fait sous forme d'un vaste tipi surélevé. La terrasse la plus large étant encore trop étroite pour accueillir une construction de taille suffisante (on a beau aimer la vie simple, un peu de place est toujours agréable), Gwen et José montent une plate-forme reposant d'un côté sur une terrasse, et de l'autre sur des pilotis qui s'avancent au dessus de la terrasse suivante. Il y a donc une "cave" (au niveau du dessous), une vaste pièce de vie au rez-de-bancel, et un étage, sous forme de mezzanine. Le tipi à mezzanine est un nouveau concept, breveté Gwen et José. A surveiller.

Cette construction n'est pas en toc, elle est montée en solides poutres rustiques, qu'il n'est évidemment pas question ni d'acheter au marchand de matériau du coin (beaucoup trop cher) ni de descendre du haut de la piste (beaucoup trop loin). Elles sont donc  fabriquées une par une sur place à partir de résineux qui ont été abattus il y a quelques années et ont correctement séché. Chaque arbre est écorcé à la plane, puis traité à l'huile de lin, dont l'odeur délicate marque les lieux en permanence. Les assemblages sont préparés au sol, et montés, petite concession au monde que nous connaissons, grâce à des tiges filetées et des boulons.

Pour venir à bout des étapes les plus difficiles, Gwen et José ont eu recours au système de la "journée chinoise", souvent utilisé en Cévennes. Le principe est simple : on planifie pour un jour donné un certain nombre de tâches, on bat le rappel dans la montagne grâce à un bouche à oreille qui court de vallées en vallées, de tipis en cabanes, de yourtes en squats, et on prépare une grande bouffe festive. Au jour dit, il arrive des amis de partout, et parfois même des inconnus, avec leurs gants, leurs outils, et généralement un enthousiasme et une bonne humeur décoiffants, qui font avancer les chantiers à des allures proprement phénoménales, si du moins l'on a pris la peine de bien organiser les choses à l'avance, sous peine de quoi il y a rapidement des inoccupés, des surnuméraires, des erreurs de manips et autres désagréments.

Bref, les journées chinoises de Gwen et José sont bien organisées puisque les travaux y avancent très vite. Le tipi à mezzanine fut monté en deux temps trois mouvements, et les deux lascars purent rapidement se retrouver dans un nid douillet face aux lignes bleutées et silencieuses des crêtes cévenoles.

Car on y est bien, dans ce tipi. Où qu'on se trouve, il est à peine visible, il pèse à peine sur la planète, mais pourtant il domine, il donne sur le vaste monde. L'intérieur est une vraie maison de poupée. Des tapis et des tentures couvrent une grande partie du sol et des murs et donnent une impression de richesse et de confort. La cuisine regorge de plantes destinées à des utilisations que je ne devine pas, séchant sur des claies de bois entrelacé. Tout un petit univers beau et utilitaire et disposé là, dans la position même où l'ont laissé et le reprendront les mains des propriétaires du lieu.

Accrochée à un clou sur l'un des poteaux, bien en évidence, trône la râpe à fromage.

Les enfants des visiteurs se sentent immédiatement chez eux ici. Ils se nichent chacun dans un coin qu'ils explorent en chantonnant, oubliant pour le coup leurs disputes habituelles. Parfois l'un d'eux disparaît sans bruit et on le retrouve jouant à on ne sait trop quoi au tournant du chemin, un peu plus loin. Bientôt, dans une explosion de joie et d'excitation, tous accourent d'un endroit secret en tenant à deux mains une merveille ramassée au pied d'un vieux chêne, et les adultes, attablés à l'ombre, doivent interrompre leur conversation tranquille pour suivre la meute et venir personnellement constater que l'histoire est vraie.

L'objectif de Gwen et José, c'est d'arriver à vivre bientôt en autonomie financière. Pour le moment ils touchent le RMI, ce qui leur permet de ne pas avoir de soucis d'argent le temps de terminer leur installation. Mais dès que ce sera possible, d'ici quelques mois, ils devront vivre avec ce que produit ce petit bout de terre récupéré sur la montagne. Il restera toujours bien sûr quelques fournitures à aller acheter dans le monde. Ils feront tout pour en réduire les quantités, mais pour l'indispensable (un peu d'essence pour la voiture, quelques gâteries alimentaires comme le café...) ils gagneront un peu d'argent en vendant quelques produits. Vivre avec peu, profiter au maximum de la vie... et ne pas pour autant peser sur les autres, voilà le programme. Un jour, dans très longtemps, se poseront probablement des questions nouvelles, comme celle de la retraite, par exemple. Hé bien... ce jour là, on verra bien. Mais d'ici là au moins on aura vécu, ce sera ça de pris !

Après la construction du tipi, Gwen et José ont dû rendre officielle leur présence ici, ne serait-ce que pour que le facteur sache où déposer le courrier qui leur est destiné. Ce lieu sans nom, cette terre maintenant devenue lieu de vie, il a fallu la désigner aux yeux du monde. Comme ils auraient fait pour un enfant, Gwen et José ont lui ont choisi un nom. Il y avait Cabrits pas loin, ça sera Cabridou.

Moi qui vit très différemment de Gwen et José, j'aimerai avoir un jour le privilège fantastique de donner un nom à un endroit.

11/05/2008
Lozère peu peuplée
Rubrique : Les gens
Cuisine
Discussion en terrasse

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C'est un versant escarpé, couvert de chênes verts torturés et courts sur patte. Il est facile de deviner qu'il se sont récemment installés ici, après que l'homme a abandonné l'entretien obstiné de ces lieux. De loin en loin, une arête de rocher acérée émerge du couvert végétal et offre ses couleurs dorées à la lumière tiède du soleil couchant. En y grimpant, on peut s'extraire un moment de l'étouffante voûte de feuilles sous lequel il fait déjà sombre, presque nuit pour nos yeux habitués à l'éblouissante clarté de cette belle après-midi d'hiver.

José, Loïc et moi, nous progressons tout doucement vers le sud, parfois perchés sur quelque alignement minéral, souvent courbés dans le bartas, griffant nos bras aux méchantes ronces qui envahissent chaque portion d'espace.

Le pays est vide. Personne n'y a plus rien à faire.

Une nouvelle plongée dans l'ombre nous amène de manière inattendue au cœur d'une vieille ruine, encore invisible il y a quelques secondes. La roche a été taillée de manière à ménager un petit espace horizontal rectangulaire, on y voit encore la trace des milliers de coups qui ont patiemment gratté la pierre, copeau après copeau. Des restants de murs subsistent ça et là, à peine visibles dans la pénombre. Au milieu de la terrasse, un chêne vert a réussi à s'implanter directement dans le minéral, profitant sans doute de quelque faille dans laquelle ses racines forcent sans relâche pour écarter le passage. Le jeu des feuillages avec le soleil laisse percer un rayon qui troue l'obscurité et apporte une touche de chaleur et de magie au lieu. Le poids de la civilisation passée se fait sentir.

Au cœur du faisceau lumineux, une touche de couleur vive attire le regard : un simple bout de ruban plastique blanc rayé de rouge est sommairement noué à une petite branche. Il a l'air neuf, et sa présence en ce lieu qu'on pourrait croire définitivement ignoré des hommes paraît insolite. José, lui, ne s'étonne pas, il nous accompagne justement pour nous faire découvrir les raisons de cette énigme.

Continuant notre progression vers le sud, de loin en loin, nous découvrons d'autres rubans, qui dessinent le long du versant un itinéraire encore virtuel. Nous courons de l'un à l'autre, toujours plus loin. Le soleil est maintenant passé derrière la crête et l'ombre a envahi la montagne, installant subitement une fraîcheur sensible.

Au tournant du versant, nous apercevons au loin une énorme bête jaunâtre endormie. C'est une pelle mécanique. Derrière elle, une cicatrice récente zèbre la montagne : les premiers lacets de la piste qui va bientôt raccorder Cabridou au reste du monde.

La décision n'a pas été facile à prendre pour Gwen et José. La vie telle qu'ils se l'étaient inventée, loin des routes, loin de l'agitation du monde, leur convenait par beaucoup d'aspects. Beaucoup de moments de bonheur et de cohérence avaient déjà chargé le lieu de sa force. Mais il y avait aussi des aspects pénibles. Toujours tout porter, à la descente pour amener le nécessaire, mais aussi et surtout à la montée. Et puis, être isolé, ça coupe un peu du monde, aussi...

Alors, lorsque l'opportunité de réaliser une piste à moindre coût s'est présentée, après mûre réflexion, ils ont fait le pas. Et maintenant, jour après jour, la pelle mécanique tire derrière elle sa trace de civilisation. Cabridou vit ses derniers instants de cabane retirée du monde. Gwen et José attendent avec une impatience mêlée d'appréhension le moment où la pelle va effectuer son demi-tour au dessus de leur cabane et repartir par  l'itinéraire tout neuf qu'elle aura ouvert. Que va-t-il se passer ensuite ? Que deviendra leur vie ?

Beaucoup de choses ont déjà changé depuis notre dernier passage. La cabane d'origine a été remise en chantier, pour de multiples agrandissements et améliorations : une cuisine, une terrasse et un étage y ont été ajoutés, grossissant le cône initial de nombreux appendices.

De nouvelles parcelles ont été ouvertes, pour élargir la surface de culture et faire entrer plus de soleil sur ces versants parfois un peu étouffants de végétation. Le domaine s'est étendu de toute part.

Plusieurs objets et outils nouveaux et, il y a encore peu de temps, inconcevables ici, ont fait leur apparition. Le talkie-walkie en est la meilleure illustration : grâce à lui il est maintenant possible de contacter Cabridou par les moyens les plus modernes. Il suffit d'appeler au téléphone le voisin, située dans le vallon d'à côté. Il se saisit d'un cor et d'un talkie-walkie, monte sur la crête située à quelques centaines de mètres de sa maison, sonne à travers la vallée. Si Gwen et José sont là, ils entendront. Ils pourront alors courir allumer leur talkie walkie et apprendre de vive oreille les dernières nouvelles du monde.

Les aménagements, l'arrivée de la piste, les outils... toutes ces nouveautés semblent annoncer pour bientôt une vie plus facile, plus confortable. Pour la première fois, Gwen et José ont imaginé pouvoir accueillir des enfants dans ce lieu. C'est une grande et belle nouvelle. Tout va pour le mieux.

Pourtant... quelque chose m'intrigue. Lors de notre précédent passage, la cabane était minuscule, le domaine encore très resserré au cœur de la broussaille, mais une sorte de tranquille évidence régnait sur les lieux : c'est ainsi que tout devait être. Aujourd'hui, de grands bouleversements sont à l’œuvre mais tout est figé dans un état intermédiaire et improbable. La nouvelle cuisine est encore ouverte à tous vents, j'ai eu du mal à y retrouver la râpe à fromage que je voulais revoir et toucher encore. Elle était ensevelie parmi des objets pour moi anonymes et je lui ai trouvé triste mine de ne pas être mieux mise en évidence. La nouvelle chambre attend son mur, un plastique noir claque dans le vent pour faire la jonction. Les arbres abattus pour éclaircir les environs jonchent encore le sol en tous sens en un inextricable fouillis.

Gwen et José eux-même semblent être dans ce même état intérieur : celui d'un chantier interrompu, troublé par la fatigue, les interrogations... Les projets, pourtant toujours aussi nombreux, font la pause dans l'attente de ce qui va se passer...

Mais alors, même dans cette vie là, cette vie qui me paraît entièrement belle, il y a des moments où on doute ?

11/05/2008
Lozère peu peuplée
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