Les deux clairières
Marcel en avait marre. Marre de la
clairière longue. C'est pas facile, une clairière longue. Les
degrés de liberté sont limités. Quelques dizaines de pas tout au
plus dans la largeur. Quelques centaines dans la longueur, certes.
Mais quelle différence ? Avancer entre les deux lisières, si
proches, les voir défiler lentement de part et d'autre. Puis
atteindre l'extrémité. A cet endroit, les deux lisères, après
s'être rapprochées progressivement, finissaient par se rejoindre,
marquant l'extrémité du chemin de lumière. Au delà, c'était la
Forêt.
Cette clairière, Marcel la
parcourait depuis toujours, dans un sens puis dans l'autre. Pendant
très longtemps, il avait été heureux de cet état de fait. Ils
avait considéré ces allers-retours infinis comme une mission
magnifique, une occasion d'approfondir toujours plus la connaissance
de ce qui l'entourait. « Je partirai en voyage lorsque je
connaîtrai parfaitement le tas de terre qui est devant ma porte ».
C'était un sage, ou un écrivain qui avait dit ça, et à Marcel ça
lui parlait. De fait, pendant des années, il avait appris, appris.
Il avait appris des arbres, des pierres, puis des fleurs, des
lichens, des insectes. Lorsqu’il connut parfaitement les grandes
choses, il en avait observé de plus petites. Longuement, avec
application et concentration.
Mais bientôt le tréfonds des détail
de ces petites choses n’eut plus de secret pour lui, aussi
s’intéressa-t-il aux choses minuscules. Celles qui demandent une
attention infinie. Cela avait duré longtemps. C'était stupéfiant
le temps que cela avait duré. Mais un jour, même ces innombrables
chose minuscules, il les connût aussi exactement que s’il en était
lui-même le constituant le plus infime. Il avait soudain eu la
certitude que même s’il continuait à parcourir sa clairière
éternellement, il ne pourrait rien apprendre de plus.
Pour tenter de redonner du sens à
ses allers-retours, il avait alors essayé d'élargir son regard à
l'immense paysage visible depuis sa clairière. De détecter une
différence de comportement, même infime, dans le vol de la buse au
dessus des arbres. D'être surpris par l'infinie variation de forme
des nuages. Mais il n'y avait pas eu moyen. Il savait tout, il
connaissait tout. Sauf la Forêt, bien sûr... mais c'était
différent.
Alors les allers-retours dans la
clairière longue avaient pris une toute autre saveur. Celle de
l'ennui. De l'ennui qui rend fou. Un matin, il se réveilla avec une
évidence ancrée au plus profond de lui. Il sût que s’il ne
trouvait pas tout de suite un nouveau centre d’intérêt, une
nouvelle source de découverte, il mourrait. Alors, enfin, son regard
se tourna vers la Forêt. N'ayant plus rien à perdre, submergé par
la terreur de l'interdit mais poussé par l'urgence absolue de la
nouveauté, il y pénétra.
Passée la lisière, qu'il
connaissait par cœur pour l'avoir tant et tant scrutée depuis les
limites de sa clairière, la structure de la forêt se simplifiait.
La lumière baissait, et la diversité des espèces végétales
s'atténuait progressivement pour laisser la place à un sous bois
pauvre et uniforme. Une armée de troncs de pins en formation serré
s'étendait à l'infini. Le sol, couvert d'aiguilles mortes, était
stérile. Quelques rares oiseaux y faisaient des passages furtifs,
sans s'y installer. Rien d'autre. Très vite, Marcel n'eut plus rien
à apprendre de la forêt. La déception fût immense, et il sentit
remonter en lui le désespoir qu'il connaissait si bien. Un instant
il fût tenté de rebrousser chemin, de retrouver sa clairière. Elle
était tellement plus riche et intéressante que ces sous-bois
stériles. Mais à peine germée dans son esprit, cette idée le
révulsa. Jamais il ne pourrait supporter de remettre les pieds dans
un tel endroit, vide de perspectives nouvelles.
Oubliant toute vélléïté
d'apprendre, il partit droit devant lui. Sans savoir quelle direction
donner à ses pas. Il marcha au hasard, sans but ni objectif. Il
marcha sans regarder autour de lui, sans chercher à rien apprendre
de plus en ce lieu dénué de tout intérêt. Son seul objectif était
de s'abandonner totalement à la marche, pour qu'au moins sa vie fût
remplie de quelque chose.
Il s’attendait à devoir errer
indéfiniment dans cet océan de verdure sombre. Il n’en fût rien.
Au bout de quelques minutes, à peine, Marcel déboucha dans une
clairière. Une clairière très différente de sa clairière longue.
Celle-ci était ronde. Quelques centaines de pas dans son diamètre.
Tout un monde de découvertes et d’apprentissages en perspective.
D’un pas gourmand, Marcel commença
à faire le tour de son nouvel univers.
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