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"Sacré mont Blanc"
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Marc Lemonnier
La can de l'Hospitalet
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Reconnaissance sur le site de Quincaille, le 29 septembre 2009. De gauche à droite : Jean Bazalgette (de dos), Marceau Jouve (de dos), Jean Bonijol, Albert Saint-Léger, Nicole Rousseau (de dos).
Une photo de Jean (devant, au milieu) et de trois de ses camarades cévenols, prise à Nîmes peu de temps après son arrivée, en septembre 44. Il a 23 ans.
Le container du bar de Saint-Laurent-de-Trèves, dans une utilisation nouvelle et inventive
Détail d'un container de parachutage, Saint Laurent de Trèves 2007
Situation de Quincaille (point rouge) sur la can de Saint Laurent. Quelques centaines de mètres au sud, à la croisée des routes, le col du Rey, point de surveillance lors des missions. Deux kilomètres au sud-est, Barre des Cévennes, base arrière de l’équipe.
Une photo aérienne du site, prise en 1947 par l’IGN à l’occasion de la première mission de photographie aérienne dans le ciel lozérien. On y voit nettement la doline en forme de « banane » horizontale, entourée à l’ouest et au sud par des terrains où la roche calcaire est dénudée de toute végétation (les zones blanches). La piste de Ferrière est également bien visible, orientée nord-sud. En bas à droite, les pentes boisées du Briançon. Ce cliché ressemble sans-doute à ceux réalisés par l’avion de reconnaissance du SOAM.
Schéma de principe du balisage, tracé de la main de Jean Bonijol
Fiche-bilan d’une opération de parachutages, qui détaille le nombre de containers et paquets reçus
Vue de la doline de Quincaille depuis l'ouest. Au fond, la lisière de la forêt, au delà de laquelle commencent les pentes de la vallée du brinaçon. Une voiture, visible, indique l'emplacement de la route actuelle et de la piste de 1944.
Vue depuis l'est. Au fond, les bords de la doline, nus en 1944, sont colonisés par le genet à balais

Jean Bonijol et Quincaille, histoire croisée d'un homme et d'un terrain de parachutage clandestin. 1944

Prologue, Saint-Laurent-de-Trèves, le 6 mai 2007

Il règne autour de la mairie de Saint-Laurent une agitation inhabituelle : c’est le second tour des élections présidentielle. Ce n’est pas que les votants soient très nombreux, mais comme chaque fois, ce genre d’événement constitue une bonne occasion de se rencontrer. Alors, à la sortie des urnes, on s’attarde, et des petits groupes se sont formés ici et là sur la place. On se donne les nouvelles, on commente le temps qu’il fait… on parle politique aussi, bien sûr.

A l’angle de la place, un attroupement un peu plus important : le petit bar de Saint-Laurent, fermé depuis des années, est exceptionnellement ouvert pour l’occasion, et la patronne, Paulette Roume, est heureuse de le voir s’animer. Intimidé, j’entre pour la première fois dans ce lieu un peu mythique de mon village, m’assois à une grande table carrée couverte d’une belle toile cirée, et en attendant que quelqu’un s’occupe de moi je jette un regard circulaire sur les lieux. Photos des Cévennes au mur, fleurs sur les tables… c’est sobre, propre, parfaitement tenu. Il y a juste, entreposé dans un angle de la pièce, un drôle d’objet que je n’arrive pas à identifier. C’est une sorte de tube gris, d’environ 1m20 de haut et 50cm de diamètre. Intrigué, je m’approche. Un papier posé sur l’objet en question précise : « Container de parachutage, Quincaille ».

J’ai déjà entendu parler des parachutages d’armes pour les résistants, je sais donc ce qu’est un container, mais c’est la première fois que j’en vois un. Que fait-il donc ici ? Et que signifie « Quincaille » ? J’interroge Paulette. Elle me répond assez sobrement qu’il y a eu, « là-haut sur la can [1] » (elle montre une direction approximative vers le nord-est), un terrain où « on » a parachuté des armes pour les maquisards, vers la fin de 1944.

Ces quelques informations me stupéfient. Voilà plus de dix ans que je vis dans cette commune. Passionné par l’histoire ancienne et récente des environs, je consacre beaucoup de temps à me documenter sur toutes les époques, à interroger les gens. Malgré tout, je n’avais encore entendu parler ni de parachutages clandestins ni de Quincaille, pourtant situé à moins d’un kilomètre de ma maison. Comment expliquer cela ?

Une rapide recherche bibliographique me confirme les informations de Paulette, et m’oriente vers un homme dont je n’ai encore jamais entendu parler : Jean Bonijol. Il semble avoir joué un rôle important dans la mise en place et la gestion de ce fameux terrain de parachutage. Il vit toujours à Mende, et accepte de me recevoir.

A cette époque, cette histoire ne représentait encore pour moi qu’un épisode intéressant parmi beaucoup d’autres dans la vaste fresque de l’histoire locale, au même titre que la naissance de l’industrie du fer ou la mise en place du système féodal. En allant à la rencontre de Jean, j’imaginais tout simplement apprendre de lui l’histoire de Quincaille, en commençant par le début et en terminant par la fin. Dès ses premières phrases, j’ai compris que cela ne se passerait pas ainsi. Un récit trouve son origine dans l’aboutissement de plusieurs autres, la réponse à une question ouvre sur dix autres questions. Il m’a immédiatement paru évident que si je voulais vraiment comprendre ce petit extrait de l’Histoire, je devais mieux connaître l’histoire personnelle de l’homme qui me parlait.

Bientôt, mon travail d’investigation a été guidé par une question centrale : comment un être humain est-il amené à faire ses choix dans des périodes troublées ? En particulier, je voulais savoir quelle avait été l’importance de l’environnement familial, de l’éducation, de l’école, de la société, et enfin de la personnalité propre de Jean dans les décisions courageuses qu’il a prises. Avec, en arrière-plan, des questionnements plus personnels, bien sûr : moi-même, en pareilles circonstances, qu’aurais-je fait ?

De questions implicantes en récits passionnants, mon petit projet d’une heure a pris de l’ampleur pour se transformer en une enquête plus conséquente étalée sur près de trois années.

Mener cette investigation plus de 60 ans après les faits n’était pas chose aisée : le témoin et personnage principal du récit, Jean Bonijol, a lui-même estimé qu’après une telle durée, la fiabilité de ses souvenirs n’était pas toujours garantie. Malgré tout, je n’ai que rarement cherché à valider les informations qu’il me livrait car, plutôt que de rapporter des faits historiques absolument précis, mon but était de recueillir un témoignage humain, subjectif et vivant. Je souhaitais avant tout comprendre comment un individu avait vécu des événements exceptionnels qui le dépassaient parfois, et essayé d’y tracer sa route. A cette subjectivité s’est ajoutée la mienne, moi qui ai recueilli sa parole et tenté de la retranscrire avec ma sensibilité.Certains détails techniques ou chronologiques des histoire croisée de Jean Bonijol et de Quincaille peuvent donc être inexacts. Je remercie le lecteur de m’en excuser[2], et j’espère que malgré tout vous lirez le récit qui va suivre avec autant de plaisir que j’ai eu à l’entendre.

Can de Ferrière, Saint-Laurent de Trèves, une nuit de juillet 1944

23h30. Les yeux tournés vers le ciel, Jean écoute la nuit. Tout est calme. Les hommes se sont dispersés sur le terrain, en petits groupes. Ils profitent de ces quelques instants de répit avant l’action. La fraîcheur du soir porte les sons, et amène à Jean les bribes d’une conversation qui s’engage à voix basse. On y parle de la vie, de la famille. Un éclat de rire retenu. Et puis le silence. Au loin, la flamme d’un briquet troue l’obscurité, bientôt relayée par un point rouge intermittent. La brise apporte une odeur de fumée qui se disperse rapidement.

Soudain, Jean perçoit un faible ronronnement, très loin au sud du côté de l’Aigoual. Quelques secondes passent, le bruit semble s’éteindre puis soudain Jean l’entend à nouveau, plus fort. Pas de doute, c’est leur client. Jean se lève et crie « Allumez le balisage ! ». Près des batteries, quelqu’un s’agite et les faisceaux des projecteurs d’axe trouent la nuit.

Tout le monde est maintenant concentré, attentif au vrombissement qui croît. L’avion fait un large détour par l’ouest, puis approche par le nord.

Fébrilement, Jean commence à émettre le code en morse : Point/trait/point … « R », la lettre du  terrain. A quelques mètres, le projecteur clignote au rythme de sa main. L’avion, un énorme Libérator, passe au dessus de lui sans ralentir, dans un fracas de tonnerre qui résonne sur les serres des vallées cévenoles. Ses feux de position clignotent : point/trait/point… il a bien repéré le terrain et tout lui semble correct. Nouvelle large boucle, un silence relatif s’installe, puis à nouveau le bruit enfle. Tous les habitants de la vallée du Tarnon doivent être réveillés à présent. Jean frémit à l’idée qu’avec ce raffut, une de ces nuits une patrouille allemande pourrait surgir… Pas le temps d’y songer pour le moment, l’avion est à nouveau aligné. Il est descendu à moins de 200 mètres, cette fois c’est la bonne ! Tous volets baissés, il ralentit à la limite de la vitesse de décrochage, et passe si bas que malgré la nuit Jean aperçoit la soute ouverte.Trois points noirs en jaillissent, suivis de zébrures blanchâtres puis de corolles claires qui descendent vers le sol en se balançant tranquillement. Le Libérator remet ses gaz à fond pour remonter ses 20 tonnes vers le ciel. Déjà, les hommes se précipitent vers le terrain.

[1] En Lozère on appelle « can » un petit plateau calcaire. Il en existe plusieurs à la lisière est du Causse Méjean. Le hameau de Saint-Laurent-de-Trèves est dominé par l’un de ces plateaux, dont une partie s’appelle la can de Ferrière.

[2] La résistance en pays cévenol a été abondamment traitée par la littérature, sous la forme de mémoires de résistants, rédigées peu de temps après les événements, ou de travaux d’historiens plus distanciés. Ces ouvrages détaillés et précis sont passionnants, et je conseille vivement aux lecteurs intéressés par plus de précision historique de s’y référer directement. Certains sont cités en annexe.

L’enfance

Montbrun, gorges du Tarn, 1921

Montbrun est un joli petit village haut perché sur le flanc du Causse Méjean, dans les gorges du Tarn. Les maisons de pierre, tassées les unes contre les autres autour de l’église, sont toutes habitées de familles nombreuses. Les étroites ruelles en pente résonnent de jeux d’enfants et de cris d’animaux domestiques.

Comme dans tous les hameaux des Cévennes à l’époque, il y a deux écoles : une pour les filles, une pour les garçons. Les parents de Jean, tous deux instituteurs, sortis la promotion 1903 de l’Ecole Normale de Mende, y ont été nommés pour leur premier poste[1]. Le père est originaire de Vialas, et la mère (née Mazoyer), de la Canourgue. Comme il se doit, le père enseigne aux garçons et la mère aux filles.

C’est là que naît Jean, le 8 mai 1921. Il est quasiment un enfant du retour de guerre : son père y est parti juste après la naissance de Georges[2], le frère ainé, en 1913, et il l’a faite « du premier au dernier jour » pour ne revenir à Montbrun qu’en 1918 !

La fratrie est bientôt complétée par Léo[3], en 1923.

Dès qu’ils sont en âge d’aller à l’école, les trois frères se retrouvent donc en classe… avec leur propre père comme instituteur, bien sûr.

Mr Bonijol père est d’origine protestante, Madame d’origine catholique. Dans la réalité ils sont résolument laïques, comme beaucoup d’instituteurs[4] ! N’empêche : même si les guerres de religion sont finies depuis longtemps, les mariages « mixtes » ne sont pas encore très courants à l’époque, l’assumer était un acte fort. Jean a donc grandi dans une grande liberté de penser, apprenant au passage la tolérance et le respect de la différence. Autant de valeurs qui ont joué un rôle important dans l’indépendance d’esprit dont il fera preuve plus tard.

Le berceau de la famille Bonijol est à Polimies, l’un des hameaux de la commune de Vialas connu pour ses mines de baryte. Avec les années les oncles et tantes de Jean se sont dispersés dans la région et plus loin, mais la maison des grands-parents reste un lieu de regroupement familial. Jean y passera toutes ses vacances d’enfance.

L’un des oncles paternels, Léon, célibataire, était resté à Polimies, et a eu une importance particulière pour Jean. Il était propriétaire d’un moulin qui a rendu de grands services au hameau : tout le monde venait y moudre ses céréales et ses châtaignes. Il y avait deux étages, celui du bas pour la farine, et celui du dessus pour le décortiqueur de châtaignes sèches. Mais l’oncle Léon avait d’autres cordes à son arc. Il jouait également le rôle de boucher des environs, et partait régulièrement en tournée dans les hameaux pour saigner les bêtes à la demande. Pendant les vacances, Jean le suivait parfois, apprenant le métier sur le tas. Tuer le cochon, découper la viande…autant de compétences qui se révèleront bien utiles par la suite. Mais l’oncle Léon était un homme sévère et exigeant, qui tenait à ce que tout travail soit fait dans les règles de l’art. Il répétait toujours « Avec la lame, pas avec la pointe », pour expliquer comment couper la viande avec la pointe du couteau laissait des barbelures disgracieuses.

Après une vingtaine d’années à Montbrun, les parents Bonijol décident de voir du pays et font une demande de mutation. Ils sont nommés à Saint Julien des Points, entre le Collet-de-Dèze et Sainte-Cécile d’Andorge. C’est là que naît la dernière des Bonijol de cette génération : Suzette, la petite sœur[5].

Nouveau village, nouvelle école, mais même instituteur : Jean continue de suivre les cours de son père, avec succès puisqu’il obtient son certificat en 1933, à 12 ans. Comme beaucoup de petits français, il pourrait arrêter ses études et rejoindre la vie active, mais il veut poursuivre jusqu’au brevet élémentaire (équivalent du niveau de seconde actuel). De Saint Julien, Alès n’est pas très loin et il part y faire une 6ème en internat.

L’année suivante le père est nommé à un nouveau poste, à Vialas. Cette mutation rapproche la famille de Polimies. Elle permet également d’économiser les frais d’internat de Jean, car à l’école de Vialas il y a un cours complémentaire[6]  qui permet à Jean de continuer ses études sur place. C’est un soulagement financier pour la famille durant cette période ou les 2 frères de Jean sont eux aussi en cours d’études, internes dans des établissements techniques à Nîmes et Mende.

L’intégralité des enseignements du cours complémentaire sont assurés par un couple d’instituteurs, Mr et Mme Vidal. « C’étaient  de sacrés bonshommes, qui devaient faire travailler 60 gaillards », commente Jean en riant avant d’ajouter : « On avait une composition de français par semaine, et elle était corrigée, hein ! ». Sujets littéraires, réflexions sur les « questions de la vie »… Jean continue à construire sa machine à penser.

La seconde guerre mondiale éclate alors que Jean est en train de terminer ses cours complémentaires. Vue de Lozère, elle semble lointaine, certes, mais bien présente malgré tout : des foules de réfugiés affluent à Vialas. Pour l’essentiel ce sont des familles lozériennes qui ont émigré vers la ville dans les décennies précédentes, mais qui ont encore des parents ou une propriété dans les environs, et qui reviennent au pays chercher des conditions de survie plus favorables. C’est dans cette ambiance que Jean obtient son brevet élémentaire en juin 1939. Que va-t-il faire maintenant ?

Le métier d’instituteur est l’un des débouchés classiques des cours complémentaires. Peut-être même « le summum », car si l’on réussit à se faire admettre à l’Ecole Normale, on devient boursier d’état, avec l’indépendance financière à la clé. C’est le rêve de beaucoup de jeunes de l’époque, et de Jean en particulier. Il faut dire que le métier d’instituteur, c’est une vieille histoire dans la famille Bonijol. L’un des arrière-arrière grand-pères maternels de Jean l’était déjà, et sa manière de le pratiquer a marqué la légende familiale. A l’époque, sous le second-empire, l’école normale n’existait pas encore. En place d’examen, les instituteurs étaient nommés par le conseil d’arrondissement, sur proposition de la mairie. Autant dire que les nominations étaient parfois plus guidées par les tendances politiques que par les compétences pédagogiques ou les vocations ! Alors, lorsqu’un parti politique éloigné de ses convictions arrivait au pouvoir, l’aïeul était convoqué à la Préfecture. Le Préfet lui passait un savon, et il le « déboulonnait ». Peu lui importait : il reprenait son métier intermittent de berger. Sa femme lui disait « Quan mêmo, Pierrou, pourrios fa quicon per aqueles enfans » (Quand même, Pierrou, tu pourrais faire quelque chose pour ces enfants). Et lui répondait « Jamai liqueraï lou ciou del préfet » (Jamais je lècherai le cul du préfet ). Quand son parti revenait au pouvoir, il redevenait instituteur. Instituteur-Berger, voilà un métier de l’époque.

C’est donc tout naturellement que Jean se décide : il sera instituteur, lui aussi.

Pour faire ce métier, il faut être titulaire d’un Baccalauréat. Problème : en 1940 il n’y a pas encore de lycée en Lozère ! Préparer le bac est donc réservé aux élites qui peuvent se payer le luxe d’aller en pension dans le Gard ou ailleurs. Pour tourner la difficulté et offrir les même chances de réussite à tous, l’Education Nationale doit donc préparer elle-même ses « poulains » au Bac. C’est l’objet de classes spéciales, qui correspondent à la fois aux 3 années habituelles de l’école normale et à un cursus de préparation au Bac.

A peine son Brevet Elémentaire en poche, Jean se présente donc au concours d’entrée à l’Ecole Normale. Admis à l’écrit, il loupe l’oral. Le voilà obligé de refaire une année au cours complémentaire ! Il se représente en juin 1940, cette fois avec succès. Il se prépare donc à entrer à l’E.N. de Mende en septembre 1940, à 19 ans. Ironie du sort, après la débâcle militaire, Pétain fait fermer les écoles normales en juillet (« Sans doute préférait-t-il l’enseignement catholique », suppose Jean). Les jeunes élèves instituteurs trouvent porte close ! On les renvoie chez eux en leur demandant d’attendre qu’une solution soit trouvée. Quelques semaines plus tard on les accueille finalement au collège Chaptal[7] où des classes spéciales ont été créées pour eux[8]. Les cours peuvent commencer.

Trois années passent.En juin 43, Jean obtient son Bac « Math élem’ », qu’il a préféré à « Philo » ou « Philo-sciences ». Pour devenir enfin instituteur, il lui reste une année de formation pratique à accomplir. Mais la guerre en a décidé autrement : il est en âge de partir en Allemagne, au Service du Travail Obligatoire.


[1] Ils bénéficient de ce que l’on appelle officiellement un « poste double ».

[2] Il deviendra ingénieur des arts et métiers et ingénieur des travaux publics, et fera sa carrière à la SNCF.

[3] Ce petit frère commencera une carrière comme ingénieur pour EDF, en Savoie, puis travaillera pour Alstom  en Algérie

[4] Position peu confortable car en haute Lozère à l’époque, on est très catholiques.

[5] Elle créera plus tard un commerce d’épicerie avec son mari.

[6] Ce dispositif, créé en 1886, joue le rôle de collège dans les secteurs où il n’y en a pas encore, et permet d’accueillir les élèves qui se destinent à des fonctions intellectuelles ou à des postes administratifs

[7] Cet établissement mendois, à l’époque collège, deviendra plus tard le seul lycée public de Lozère

[8] En novembre 42, après l’invasion de la zone libre, les allemands arriveront à Mende et s’installeront… dans ce même collège Chaptal, mettant les classes préparatoires à la porte une seconde fois. On les relogera finalement… dans les locaux de l’Ecole Normale ! Retour à la case départ.

La jeunesse

Pendant les trois années d’École Normale, Jean n’a pas fait que potasser ses cours. Il a observé la manière dont le gouvernement Pétain dirigeait le pays. Fermeture des Écoles Normales, suppression de nombreuses avancées sociales, relations ambigües avec l’occupant, mesures antisémites… tout cela l’a profondément troublé. Sans parler de l’ambiance antilaïque qui s’affirme chaque jour d’avantage, et pointe les instituteurs comme responsables des malheurs de la France.

Au sein de l’École Normale, les jeunes ont beaucoup échangé sur tout ça, à l’occasion de débats parfois houleux, représentatifs de la diversité sociale et culturelle des étudiants. Au fil de ces discussions, la conscience politique des jeunes s’est aiguisée, et peu à peu l’évidence s’est faite : d’une manière ou d’une autre, il allait falloir faire des choix. Par bravade d’abord, puis bientôt par conviction, Jean et quelques autres décident qu’ils passeront dans la clandestinité lorsque le moment sera venu.

Arrive la convocation à la visite médicale d’aptitude pour le STO. Jean ne se fait pas d’illusion : « A ce genre de visite tout le monde est toujours pris », commente-t-il avec humour. Effectivement, il est « invité » à se présenter à Mauriac (Cantal) le 9 juillet 43 pour partir en Allemagne. Jean ne s’y rendra pas. C’est le moment décisif, le point de non-retour. Entre camarades qui ont le même projet, ils se disent des au-revoir de conspirateurs :  « Allez, à bientôt sur le mont Lozère ! », puis ils se séparent.

Le passage dans la clandestinité est une affaire sérieuse et risquée : ceux qui ne se présentent pas au départ pour le STO sont hors la loi et peuvent avoir de graves ennuis. Avant de disparaître, Jean prépare une fausse piste. Il écrit une lettre à ses parents. Il leur explique qu’il est parti en Savoie rejoindre le maquis[1], qu’ils recevront probablement la visite des gendarmes, et qu’il faudra leur montrer cette lettre. Il la remet à la femme de son frère Georges, en lui demandant de la poster depuis Lyon[2]. Puis il dit au revoir à ses parents et quitte la maison familiale en juillet 43, officiellement pour rejoindre Mauriac.

Il ne part pas à Mauriac, bien sûr, ni même en Savoie. Il veut rester dans les environs pour attendre le passage des gendarmes et voir comment tournent les événements. Il se dit : « S’ils ramassent tes parents, quand même tu sortiras ! ». Il connaît la montagne par cœur et se trouve facilement une jasse [3] dans les pentes du Mont Lozère, à quelques kilomètres de Polimies, pour lui servir de toit. Un bon copain monte de temps en temps pour le ravitailler, ou bien ils se donnent rendez-vous à mi-pente, pour partager l’effort.

Jean n’a pas mis ses parents dans la confidence de sa vraie destination. Pour les protéger bien sûr, mais aussi parce qu’il n’est pas tout à fait certain qu’ils l’auraient soutenu dans sa décision. Ils sont devenus « pacifistes », c’est à dire qu’ils ne souhaitent pas prendre parti. Sans doute Pétain représente-t-il encore pour eux, comme pour beaucoup de ceux qui ont vécu la guerre précédente, quelqu’un qui a rendu de grands services à la France, et ils ne sont peut-être pas prêts à accepter l’idée de lui désobéir cette fois-ci. Lorsqu’ils reçoivent la lettre de Jean, la surprise est totale.

Au bout d’une quinzaine de jours, comme l’avait prévu Jean, ses parents reçoivent la visite des gendarmes de Vialas, qui se contentent de lire la lettre et partent sans faire de commentaire. Jean n’est guère étonné de la facilité avec laquelle son plan a fonctionné : les gendarmes sont connus pour faire preuve d’un manque de zèle flagrant lorsqu’il s’agit de retrouver des clandestins[4] !

Jean a donc maintenant le statut de « clandestin officiel ».  Que faire maintenant ? Rejoindre un maquis n’est pas simple : ceux des Cévennes, très rares à cette époque, sont encore en cours de structuration. Mais vivre la clandestinité en restant isolé, c’est impossible : « Se cacher c’est une chose, mais manger, c’en est une autre ! ».

C’est Emile (Milou) Rouvière, copain de promo de l’E.N., qui va l’aider. Il est originaire de la Vallée Française, et connaît plusieurs personnes impliquées dans la résistance, notamment Thaddée de Samusewicz, l’un des responsables du Comité de Saint Jean, réseau déjà bien implanté dans les Cévennes. La principale mission du comité est justement d’aider les jeunes réfractaires au STO à se cacher. Jean prend contact en août 43. On l’oriente vers La Falguière, une ferme de Gabriac, près de Sainte Croix, tenue par Elie André, maire de la commune. Elie André ne participe pas directement aux opérations de résistance, mais il aidera beaucoup le mouvement, en prenant de nombreux jeunes chez lui, en accueillant des groupes en opérations[5], en utilisant sa position de Maire pour fabriquer des faux papiers...

Voilà donc Jean métamorphosé en valet de ferme. Il rend tous les services qu’il peut : il coupe du bois, il participe aux travaux agricoles[6]… En échange de son travail, la famille André lui offre le gîte et le couvert.

Cette situation est relativement confortable, mais elle ne satisfait pas Jean. Ce n’est pas la clandestinité tranquille qu’il recherche. Il veut s’impliquer, agir concrètement pour la résistance. Avec l’aval de Samusewicz, il prend contact avec les autres jeunes clandestins des environs. Beaucoup sont éprouvés : « la clandestinité, « quand ça dure une semaine c’est du camping, mais quand ça s’allonge ça finit par travailler, et on commence de se demander comment on va retrouver son boulot ». Alors, deux ou trois fois par mois, ici et là, Jean organise des réunions pour rassembler ceux qui se trouvent trop isolés. On y parle des événements, on lit la presse clandestine[7], on fait des plans sur la comète, tout en jouant aux cartes en en mangeant des châtaignes. On n’y prépare rien de concret, mais ces moments partagés permettent de soutenir le moral des jeunes et de raffermir leur détermination à agir.

Par son implication croissante, Jean passe peu à peu du statut de clandestin à celui de résistant.

Jean reste à la Falguière de juillet à novembre 43. Il a une conscience aigüe de ce que l’accueillir a représenté pour la famille André. Le risque permanent de se faire prendre, en tout premier lieu, aurait pu les conduire à la mort. Il y a aussi le poids d’une bouche de plus à nourrir : dans la famille André il y a 6 gosses, et le dernier, Serge, n’a que 5 ans ! Jean restera en contact toute sa vie avec cette famille généreuse, « des gens inoubliables » comme il les décrit avec émotion.

Dans l’été 43, le nombre de clandestins s’est rapidement accru, il y en a maintenant dans quasiment toutes les fermes de la Vallée Française. Face à cette situation de plus en plus problématique et risquée, Marceau Lapierre et Georges Lafont du Comité de Saint Jean estiment venu le moment de rassembler et organiser ces jeunes.

Ils cherchent un lieu adapté, qui sera rapidement proposé par Albin André. Ce cousin de Elie habite le hameau de Leyris, au dessus de Moissac-Vallée-Française, et dispose à 2 kilomètres de là d’un corps de ferme inoccupé depuis quelques temps, la Picharlerie. Il le met à disposition du projet. Le site, difficilement accessible, protégé par un enchevêtrement de serres escarpées qui offrent de remarquables points d’observation, est à la fois discret et stratégique. Les grands bâtiments peuvent accueillir plusieurs dizaines de personnes, une citerne en bon état et une petite source coulant à 200 mètres fournissent l’eau indispensable…

Marceau Lapierre souhaite faire de la Picharlerie un maquis-école afin de préparer les jeunes à la lutte armée. Il confie l’instruction militaire des réfractaires à quelques personnes déjà aguerries aux combats.

En novembre 43, Jean arrive à la Picharlerie encore vide. Il amène avec lui une trentaine de réfractaires, pour l’essentiel des jeunes qu’il a rassemblés en vallée française les mois précédents. Il va donc naturellement garder un rôle d’encadrement dans cette équipe. Ce sera le groupe « Toussaint » (du nom du formateur), qui formera le cœur des maquisards de la Picharlerie. Le tout premier maquis des vallées cévenoles vient de naître.

A la Picharlerie, au début, « on ne fait pas grand chose », raconte Jean. De temps à autres, il y a des enseignements concernant ce qu’il faut savoir pour être un bon maquisard. On a quelques armes vieillissantes[8], qu’on apprend à démonter et à nettoyer. On tire un peu quand ce n’est pas trop risqué. Mais pour l’essentiel, il s’agit surtout de subvenir aux besoins du groupe. En glanant ça et là aux alentours et avec la complicité des paysans du coin on arrive assez facilement à se procurer des châtaignes et des patates, mais pour le reste, c’est plus compliqué. Il faut monter des opérations pour récupérer des cartes et des tickets de rationnement.

L’une de ces opérations est menée à l’Estréchure. Un groupe parcourt 30 kilomètres à pied dans la nuit et se présente à l’école. L’affaire était censée avoir été préparée à l’avance avec l’instituteur, également secrétaire de mairie. Il aurait du suffire de faire semblant de lui faucher les tickets. Mauvaise surprise : à l’arrivée de la troupe l’école est fermée. « Ah, celui là nous joue un sale tour »… Il faut donc être un peu plus persuasif que prévu, faire sauter la porte à coup de pied pour pénétrer dans l’école et sortir Monsieur l’Instituteur de son lit. Celui-ci prétend que le Maire a pris les tickets chez lui. Toute la troupe se transporte chez le Maire, un « bon vieux » qui les fait rentrer et leur explique qu’il n’a pas les tickets. L’instituteur proteste que si… finalement on soulève le matelas du Maire et on trouve les précieux tickets. De retour à la Picharlerie, on prélève une partie des cartes et des tickets de pain, et Jean repart seul pour les porter à un petit maquis qui crevait de faim, à Solpérière, au dessus de Vébron.

Une autre fois, l’opération consiste à récupérer de la viande. Les paysans étaient tenus aux « réquisitions », c’est à dire qu’ils devaient fournir un certain nombre de têtes de bétail à l’occupant. Les bêtes étaient regroupées dans des bergeries spéciales. L’une d’elle est située en face de Tonas, dans la vallée de Saint-André-de-Lancize. Une petite troupe de 3 ou 4 part de nuit avec les poches pleines de brisures de châtaignes. Sans bruit, ils entrent dans la bergerie et tendent leurs trésors aux brebis qui en sont friandes. Du coup, « tout ce petit monde devient bien copain ». Quelques brebis sortent de la bergerie et suivent la troupe sans problème sur le chemin du retour. Pour gagner du temps, on emprunte un raccourci qui traverse carrément la cour de l’école de Tonas ! La Picharlerie est une ancienne ferme, les étables ne manquent pas, on y installe les bêtes et chaque matin on les fait sortir dans l’herbe. Et voilà de quoi subvenir aux besoins en viande de l’équipe pendant quelques semaines. La découpe est naturellement assurée par Jean lui-même, qui valorise le savoir-faire acquis auprès de l’oncle Léon.Toutes ces actions se font à pieds. On franchit des crêtes, on saute des vallées, on longe des rivières. Soixante ans plus tard, c’est peut-être le souvenir le plus fort : « Ah ça, on peut dire qu’on aura marché, marché, marché… »


[1] C’est l’époque à laquelle les maquis alpins commencent à faire parler d’eux.

[2] Georges, le frère ainé de Jean, est chef de dépôt à Laumes-les-Alésia, près de Dijon. Au début des hostilités, il a été mobilisé sur la frontière italienne, et sa femme est venue séjourner quelques temps à Vialas. Les combats terminés, il vient d’être démobilisé et elle part le rejoindre.

[3] Bergerie traditionnelle de pierre

[4] Certains gendarmes disparaîtront même dans la nature à leur tour, de leur propre initiative voire même encouragés par leur hiérarchie à partir de juin 44.

[5] Il a par exemple accueilli le groupe du commandant Mistral, qui dirigeait les opérations aéroportées et avait la doublure de l’Intelligence Service

[6] Il fait quelques bêtises aussi ! Plus tard, vers la fin de l’année 44, après la fin des parachutages d’armes, à l’occasion d’une visite amicale à la Falguière, il entreprend de nettoyer une châtaigneraie. Il a avec lui un peu de plastic qu’il a récupéré d’un des derniers parachutages. Avec la déroute allemande, il n’y en a plus besoin. Alors, pour aller plus vite dans son entreprise de débroussaillage, il utilise l’explosif. Il paraît que le père André a eu du bois pour sa clède pendant un bon moment !

[7] En particulier le journal Combat

[8] Dont un lot de 27 fusils allemands Mauser de la guerre de 14 !

A la Picharlerie comme dans les autres maquis des environs, on manque cruellement d’armes. Pire, le peu de matériel dont on dispose est dépareillé et obsolète, constitué de fusils de chasse ou de « pétoires » rescapés des guerres précédentes. Mener des actions sérieuses et efficaces dans ces conditions est tout simplement illusoire. Ce problème récurrent, Jean y pense en permanence. Chaque fois qu’il en a l’occasion, il l’évoque avec les responsables du Comité de Saint Jean. Il existe bien une solution d’approvisionnement, mais elle est complexe et dangereuse à mettre en place : les parachutages d’armes par les alliés, comme cela se fait déjà dans le nord de la Lozère et ailleurs en France. Avec un terrain à proximité des vallées cévenoles, on pourrait alimenter tous les maquis alentours ! Jean est certain que cette idée est la bonne. De réflexions en hésitations, l’idée avance doucement au sein du comité de Saint-Jean, et finalement, à la fin du mois de février 44, De Samucewicz confie à Jean la mission de prendre contact avec le SOAM (Service des Opérations Aériennes et Maritimes) à Rodez afin d’étudier la mise en place d’un tel dispositif. Mais les événements vont amener Jean à remettre ce projet à plus tard.

Le projet

En mars 1944, le maquis Bir-Hakeim vient s’installer à la Picharlerie. Depuis un an, cette équipe a beaucoup baroudé en Aveyron, Hérault, Pyrénées-Orientales, Gard, Ardèche... La confrontation du groupe Toussaint avec ces nouveaux arrivants n’est pas facile. Pour les gens de Bir-Hakeim, « la guerre c’est la guerre », ils n’hésitent pas à « déranger la tranquillité du pays » pour monter des opérations de provocation de l’occupant, alors que les jeunes du groupe Toussaint sont plutôt dans une optique de discrétion, de préparation disciplinée d’actions à venir. Les gars de Bir-Hakeim sont à la fois craints et admirés par les jeunes moins expérimentés. Ils prennent peu à peu la main sur la direction des opérations à la Picharlerie, donnant aux événements une tournure plus engagée qui met vite l’ennemi en alerte : entre le 7 et le 10 avril les allemands mènent plusieurs opérations de reconnaissance en Vallée Française. Finalement, le 12 et 13 avril, 2000 soldats de la Panzerdivision de Nîmes et d’Alès attaquent les maquis du Galabertès et de la Picharlerie. La bagarre dure deux jours. Les maquisards, en infériorité numérique écrasante, reculent peu à peu. Plusieurs d’entre eux sont tués ou capturés, et finalement le reste de l’équipe doit décrocher. La Picharlerie a vécu[1].

Jean conduit une partie des jeunes se réfugier à la ferme du Castanier, sur la route de la Corniche des Cévennes, inhabitée à cette époque. L’équipe s’y installe pour souffler un moment, mais tout ce monde a faim, et les conserves ne suffisent pas, il faut du solide. Une fois de plus, Jean se tourne vers Elie André pour obtenir de l’aide. Il rejoint la Falguière où ils préparent ensemble une grosse fournée de bon pain blanc. Il emprunte un âne, charge ses deux gros sacs de miches et les ramène à ses protégés.

Il n’est hélas pas possible de s’attarder à la ferme du Castanier : elle est située sur une route très passante et ils ne tarderaient pas à être repérés. Quelques jours plus tard, Jean mène son groupe au château de Fons, sur l’Aigoual, où un nouveau maquis commence à se structurer. Tout le monde est maintenant en sécurité. C’est le moment pour Jean de quitter ce groupe dont il s’occupe depuis près d’un an, pour se consacrer enfin à son grand projet : les parachutages. Il rentre à la Falguière et se met au travail.

Le voyage vers Rodez pour le rendez-vous avec le SOAM doit être préparé de manière très méticuleuse, car Jean est hors la loi. Elie André, à la mairie de Gabriac (encore lui !) lui fournit des faux papiers. Sur sa nouvelle carte d’identité il s’appelle « Jean Balez[2] » , et il est censé être berger. Plus délicat : pour justifier le fait qu’il ne soit pas au STO, sa carte lui donne 18 ans alors qu’il en a 23 ! On lui donne aussi de l’argent pour payer son voyage et subvenir à ses besoins, et pour finir il emprunte à la famille André un pantalon « un peu potable » et une chemise correcte, histoire de ne pas trop se faire remarquer.

Fin avril, Jean quitte la Falguière pour Florac où il prend le car pour Millau. Malgré quelques frayeurs bien légitimes lors des contrôles, le voyage se passe sans incidents. Arrivé à Millau en fin de journée, il doit attendre le train de Rodez du lendemain matin. Il obtient du chauffeur l’autorisation de rester dormir dans le car. Toutes les 2 heures, une ronde passe, Jean voit des rayons de lampes électriques s’attarder aux fenêtres du car, mais tout se termine bien. Au petit matin, il saute à la gare prendre le train.

A Rodez, le rendez-vous avec le représentant du Service des Opérations Aériennes et Maritimes (SOAM) est fixé à l’Hôtel d’Armagnac. Jean doit s’y présenter avec son imperméable sur l’avant-bras, une paire de gants et un exemplaire de « Signal », revue à la gloire de l’armée allemande. Voilà de quoi ne pas se manquer. De fait, dès que la caissière le voit, elle lui dit « Suivez-moi ». Elle l’emmène dans les dépendances, le conduit à une chambre et ajoute simplement « Vous attendez là ». Après quelques minutes silencieuses arrive un homme que Jean reconnaît tout de suite : il s’agit de Léon Freychet, le Directeur de la cave de Roquefort. Jean l’a souvent vu en allant passer des vacances chez l’un de ses oncles, lui-même surveillant général de cette même cave. Monsieur Freychet, lui, ne reconnaît pas Jean.

Jean défend son projet. Il explique que les maquisards et les clandestins sont nombreux en Vallée Française, et correctement organisés. Il raconte l’état déplorable des quelques armes en leur possession. Il démontre le besoin de matériel de qualité pour travailler efficacement au service de la résistance. Monsieur Freychet comprend rapidement la légitimité et le sérieux de la demande.

Il met Jean au courant de la manière dont s’organisent les parachutages. Les Cévennes Lozériennes s’intègrent à la « région R3 », qui regroupe l’Ardèche, la Haute-Loire, le Cantal, l’Aveyron et le Gard… Il détaille également à Jean les critères de la RAF pour la recherche de terrains appropriés. L’entretien se termine sans prise de décision ferme, mais monsieur Freychet promet qu’il va rapidement envoyer un agent à Gabriac pour continuer le travail de préparation, puis il quitte les lieux[3].

La journée est déjà avancée. Jean reste à l’hôtel pour y passer la nuit mais il s’inquiète pour sa sécurité : la rue sous la fenêtre est pleine de chevaux de frise allemands. En cas de problème, tenter de s’esquiver par là serait voué à l’échec. Heureusement tout se passe sans problème. Le lendemain, Jean reprend le train pour Mende, où il arrive trop tard pour rejoindre Gabriac. Heureusement, dans la ville de ses études il est en terrain connu. Il fait un tour en ville et croise les filles Cordesse[4], auxquelles il raconte sa situation. Il doit être persuasif car elles l’hébergent pour la nuit. Le lendemain, il rejoint Florac par car, puis marche toute la nuit sur la route pour rejoindre Gabriac par Le Pompidou.

Comme l’avait promis Léon Freychet, un agent arrive à la Falguière au début du mois de mai 44. Il s’agit de Jean Dutheil, dit « Maurice », ingénieur des caves de Roquefort dans le civil, et responsable du SOAM  pour le sud Lozère. Il a pour mission de terminer la mise en place du dispositif de parachutages pour les maquis de la Vallée Française et des alentours. Jean et lui vont travailler main dans la main.

Leur première tâche consiste à rechercher des terrains propices aux parachutages. Les critères du SOAM sont précis : le terrain doit être plat (« C’est pas dans les vallées cévenoles qu’on peut trouver des terrains de parachutage ! »), vaste (une bande de 500 mètres de long sur 200 de large au minimum), relativement discret, accessible en camion, et proche des vallées cévenoles où devront être acheminées les armes. Il faudra proposer plusieurs options au SOAM pour ne pas se retrouver coincés si certains n’obtiendraient pas l’homologation. Et de toute façon, il pourrait s’avérer utile de disposer de plusieurs terrains opérationnels, pour multiplier les possibilités, ou si l’un d’eux venait à être « grillé ».

Un rapide examen de ces critères suffit à Jean pour se faire son idée. Le causse Méjean ? Il ne manque pas de sites intéressants, mais il est beaucoup trop éloigné de la vallée française. Le massif de l’Aigoual ou les vallées cévenoles ? Trop accidentés. Seuls les plateaux des cans présentent toutes les caractéristiques requises. C’est dans ce secteur qu’il faut concentrer les recherches !

Pour être au plus près de la zone à explorer, Jean s’installe à Barre des Cévennes. Il est hébergé chez Henri Roume[5], adjoint au Maire de la commune et résistant [6] qui l’invite à la table familiale pendant près d’un mois, lui assurant une base arrière efficace et agréable à la fois. De là, en quelques jours, seul ou avec Maurice, il prospecte l’ensemble des plateaux environnants. Il étudie les cartes d’état-major pour y repérer des sites potentiellement intéressants, et il se rend sur le terrain vérifier si « ça colle ».

Ce sont des heures de liberté et de vagabondage, que Jean apprécie particulièrement, mais le risque n’est pas négligeable. Un jour, il repère un endroit qui lui semble intéressant, à quelques centaines de mètres au nord du col du Rey. En se rendant sur les lieux il s’égare et doit prendre de nouveaux repères. Il étale ses cartes dans l’herbe d’une prairie proche de la route Col du Rey - Barre des Cévennes. Bientôt dérangé dans sa lecture par un bruit de moteur, il plie ses papiers à la diable et se précipite dans un fossé. Un camion approche, bâche levée, chargé de Gardes Mobiles de Réserve assis en rangs d’oignon, « fusil entre les pattes ». Le camion passe si près que Jean peut lire les expressions sur les visages des hommes : ils sont assommés par la chaleur d’été, certains sont carrément endormis. N’empêche, cette fois, ça a été moins une !

Le danger ne provient  pas toujours de là où on l’attend. Un jour, alors que Jean marche dans une rue du Pompidou, il voit approcher Virebayre, un gars qui travaille pour le maquis Mistral de vallée Borgne. « Il m’a foutu le fusil sur le ventre ce con ! ». Virebayre lui dit « On sait ce que tu fais, on te surveille ». Ambiance…

A l’inverse, les gendarmes de la toute proche brigade de Barre-des-Cévennes, qui ne doivent pas manquer d’être au courant de ce qui se prépare, font tout ce qu’ils peuvent pour ne jamais avoir à croiser Jean… et avec succès !

En quelques journées d’exploration, Jean et Maurice repèrent trois terrains qui correspondent aux critères fixés par le SOAM.

Le premier est situé au col de l’Oumenet. C’est une large croupe traversée par la route reliant Barre à Saint-Julien-d’Arpaon. Il est vaste et accessible, mais peu discret.

Le second est situé sur la can de l’Hospitalet, au dessus du Pompidou, au creux d’une vaste dépression qui court à l’ouest de la route, non loin de la ferme des Crottes. Comme le précédent, ce terrain a pour lui ses vastes dimensions. Sa situation au bord de la Corniche des Cévennes, route la plus passante des environs, le rend accessible mais peu discret.

Le troisième terrain est situé sur la can de Ferrière, au dessus de Saint Laurent de Trèves et Artigues, dans une dépression située à l’ouest de la piste de Ferrière. Celui-là, Jean l’a découvert quelques minutes seulement après avoir failli se faire prendre près du col du Rey.

Encore sous le coup de la peur, il observe attentivement les lieux. Il  note les points forts et essaye de détecter les points faibles. Mais il le sait déjà : il a trouvé le terrain idéal.

C’est une « doline[7] » comme il en existe sur tous les plateaux calcaires. Les plus modestes ne mesurent que quelques mètres de diamètre, sur le Causse Méjean certaines géantes dépassent le kilomètre. Celle-ci, avec 300 mètres de long et 100 mètres de large, est un peu exigüe selon les critères du SOAM, mais les talus environnants, totalement dénués de végétation, élargissent l’espace utilisable[8]. Elle est de forme allongée, orientée est-ouest, légèrement incurvée vers le sud à son extrémité ouest. A l’est elle vient mourir contre la piste, ce qui la rend facilement accessible.

La surface du sol est parfaitement horizontale. Seul défaut : la terre est actuellement labourée à grosses mottes, ce qui ne facilitera pas les déplacements des véhicules et des hommes. Côté discrétion, rien à dire : la dépression est enfoncée de quelques mètres par rapport à la surface du plateau, ce qui la rend invisible aux alentours. Autre point fort : un bois de pins et de hêtres escalade le flanc est du plateau depuis la vallée du Briançon et avance une excroissance touffue jusqu’à quelques dizaines de mètres seulement, de quoi dissimuler rapidement les matériaux reçus.

Oui, vraiment, le site est parfait.

Jean amène André sur les 3 terrains qu’il a repérés. André rédige un rapport sur chacun d’entre eux, dans lequel il donne toutes les précisions nécessaires (caractéristiques topographiques, longitude et latitude…), et envoie le tout au SOAM. Quelques jours plus tard un avion vient prendre des photos pour affiner encore la connaissance des lieux.

Quelques semaines passent encore, et André reçoit finalement la réponse attendue : les trois terrains sont jugés aptes à recevoir des parachutages. Quincaille est même homologué « permanent[9] » et « Homo / arma[10] » ! De quoi faire du bon travail !

C’est le feu vert ! Maurice procède alors à une étape symbolique importante : il donne leurs noms de code aux terrains. Au col de l’Oumenet, ce sera « Tribunal ». Sur la can de l’Hospitalet, « Balzac ». Et sur la can de Ferrière : « Quincaille »[11].

Après ces mois de réflexion, de préparatifs, d’espoirs déçus, tout s’accélère. Le projet entre dans sa phase active, et Jean doit rapidement constituer des équipes pour préparer et réceptionner les parachutages. Il organise deux niveaux d’implication différents.

Une première équipe sera chargée de la coordination des opérations. Elle devra rester en permanence à l’écoute des alliés et se tenir prête à lancer instantanément une opération en cas d’annonce d’un parachutage. Dans ce « premier cercle », impossible d’intégrer des hommes mobilisés par un travail où une famille, il faut des hommes totalement disponibles, libres de leurs mouvements… donc des clandestins ! Depuis ses séjours à la Falguière et la Picharlerie, Jean connaît quasiment tous ceux de Vallée Française et autour. Il en contacte quelques-uns. Ce seront « Claude », « René » le parisien, « Mulot »... Ils seront entre 5 et 10, selon les périodes. Jean assurera la direction du groupe, sous son nom de code « Bull ». Début juin 44, cette équipe s’installe dans les bâtiments de la colonie de Barre des Cévennes, à l’entrée ouest du village, qui est vide depuis le début de la guerre. L’endroit est pratique : les armoires regorgent de tout le matériel nécessaire au fonctionnement d’un centre d’accueil de groupes. Tout le monde aura son lit, ses draps… c’est presque le luxe pour ces hommes habitués aux conditions du maquis ! Henri Roume, en tant que Maire de Barre-des-Cévennes, ne peut évidemment pas se joindre à eux. Il s’occupera du ravitaillement.

Jean constitue ensuite une seconde équipe, forte d’une vingtaine de jeunes des environs. Ce ne sont pas des clandestins :  ils vivent normalement dans la journée, et ne seront sollicités que les nuits de parachutages.

L’ensemble de l’organisation est placée sous la responsabilité directe de Jean, et rattachée à la 7202è compagnie FTPF de la Vallée Longue, sous le commandement de Roger Toreilles, dit « Commandant Marcel ».

Début juin 44, tout est prêt pour accueillir les parachutages.


[1] Après la guerre, la Picharlerie retrouvera quelques temps une vie de ferme plus ordinaire mais sera bientôt laissée à l’abandon. En 2002 des squatteurs s’y installent, ils en seront expulsés le 11 juillet 2007 au cours d’une journée ressemblant un peu à celle du 12 avril 1944 : « 7h du matin, les forces de l'ordre se déploient en grand nombre dans la Vallée Française, quadrillant les routes et contrôlant les différents points d'accès à la 'Pich' (Moissac, Sainte-Croix-Vallée-Française, Saint-Etienne-Vallée-Française, Saint-Martin-de-Lansuscle). Tout au long de la journée, de nombreuses personnes et des véhicules sont contrôlés dans la vallée. Pendant ce temps, sept fourgonnettes de gendarmes, des motards et un engin de destruction (pelleteuse) ‘réquisitionné’ montent là-haut et tout est littéralement rasé. Il ne reste plus des bâtiments qu'un tas de pierres de 50 mètres de long sur quelques mètres de large.... ». (Récit internet de l'un des occupants). Le 18 juillet 2007, une journée de protestation et de souvenir est organisée sur les ruines de la Picharlerie. Parmi les intervenants, Jean Bonijol viendra témoigner des moments qu’il y a passés.

[2] Les initiales sont les mêmes pour ne pas se faire pincer avec des détails comme les initiales sur les mouchoirs

[3] Monsieur Freychet sera arrêté quelques jours après l’entrevue (le 3 mai) et déporté en Allemagne. Il survivra à la déportation, et reprendra la direction des caves de Roquefort pendant plusieurs décennies.

[4] Filles de Henri Cordesse, le chef politique de la résistance lozérienne depuis l’arrestation de son prédécesseur Henri Bourillon

[5] Henri est né en 1897, il a donc 48 ans en 1944. Il deviendra Maire de Barre-des-Cévennes à la libération.

[6] La famille Roume est largement engagée dans la résistance, puisque l’un des fils de Henri, également prénommé Henri, né en 1924, est en relation avec le maquis Aigoual-Cévennes, équipe de Saint-Julien-d'Arpaon, pour lequel il est chef de sizaine ("Ritt" de son nom de code). Son équipe, qu’il entraîne au Bartas, est constituée de jeunes de Saint-Julien-d'Arpaon, Ferrière, le Masbonnet, Le Pompidou...

[7] Une doline est une dépression dans la surface d’un plateau calcaire. Par l’effet de la gravitation, la terre s’y accumule et y forme un sol profond et riche. Sur ces plateaux plutôt secs et stériles, les dolines constituent de véritables ilots de fertilité pour les agriculteurs qui y cultivent céréales et fourrages.

[8] La situation a bien changé depuis cette époque. Avec la déprise agricole, les troupeaux se sont raréfiés, et le genêt à balais a totalement envahi les talus avoisinants. Sans doute ce site ne pourrait-il plus prétendre aujourd’hui à accueillir des parachutages…

[9] Les terrains permanents sont susceptibles de recevoir des parachutages à tous moments.

[10] Les terrains de parachutage classés en catégorie « arma » ne peuvent recevoir que des armes, les terrains « homo » ne reçoivent que des hommes. Quincaille peut donc recevoir des armes et des hommes.

[11] Quelle a bien pu être la source d’inspiration de Maurice pour trouver ces drôles de noms ? Jean ne s’en souvient pas, hélas…

Jour J

Tous les jours[1], à la colonie de Barre, Jean et son équipe écoutent Radio-Londres. Le fameux « Les français parlent aux français » qui introduit les émissions les remplit d’énergie, mais ce n’est pas cela qu’ils attendent : aux informations, à 13 heures, 17 heures et 21 heures, il y a les « messages personnels » : des phrases codées à destination des résistants. Chaque message, généralement une petite phrase apparemment anodine, annonce ou donne le feu vert à une opération : sabotage, débarquement… ou parachutage. L’équipe de Jean guette trois messages différents, correspondant aux trois terrains possibles. Pour Quincaille, la phrase est « Marguerite aime toujours les grosses carottes » [2].

Depuis le début du mois de juin 44, l’équipe écoute donc la radio tous les jours. On écoute matin, midi et soir, on écoute avec impatience et espoir … mais sans succès ! « Leurs » messages personnels ne sont jamais prononcés. L’équipe est très déçue, surtout après le débarquement du 6 juin ! Il se passe tant de choses importantes, là-haut dans le Nord, et pendant ce temps ils sont inactifs… on dirait que les alliés ne veulent pas les armer[3].  

Enfin, tout début juillet, le message tant attendu est diffusé à 13 heures. Aux infos suivantes, l’équipe se rassemble autour du poste et écoute avec ferveur et excitation. Le message est rediffusé, leur mission est donc confirmée[4]. Heureusement, cette fois, « leur » phrase est prononcée !

C’est le branle-bas de combat. Jean fait prévenir les membres non permanents de l’équipe. On s’est entendus à l’avance : dès qu’untel au Pompidou ou à Biasse a le message, il avertit les plus proches, et de loin en loin tout le monde est mis au courant. Chacun enfourche son vélo et pédale vigoureusement en direction du plateau. Pendant ce temps, Henri Roume charge le matériel nécessaire (projecteurs, accumulateurs, câbles…) dans sa camionnette gazogène et prend le chemin du col[5]. Tout le monde se retrouve vers 22 heures au col du Rey. Là, on commence par se concerter. Il faut organiser deux groupes.

Une première équipe, composée de gars qui ont une bonne habitude des armes[6], restera au col. Son rôle sera de sécuriser l’accès au terrain en contrôlant l’entrée de la piste de Ferrière qui y mène. Dans la pente située au dessus de la route de Florac, à quelques mètres de la ferme du Rey[7], ils installent un poste de défense fortement armé. En plus des fusils FM, deux mitrailleuses lourdes sont mises en batterie. Si jamais une patrouille allemande devait arriver par là, « elles se seraient fait entendre », commente Jean en riant. Heureusement, tout cet arsenal n’a jamais eu à servir…

La seconde équipe prend la piste de Ferrière pour rejoindre Quincaille et mettre en place le terrain. La procédure est précise, tout le monde sait ce qu’il doit faire. Pour être précis dans leurs parachutages, les avions devront voler le plus lentement possible, en faisant leur approche face au vent. On commence donc par repérer la direction du vent. Ce sera l’axe général du terrain, que l’équipe matérialise grâce à un balisage composé de trois projecteurs alignés (numérotées 1, 2 et 3), espacés de 100 à 150 mètres. L’avion devra s’aligner sur cet axe et larguer ses colis au dessus du projecteur n°2. Perpendiculairement à cette ligne, un second axe plus court, la « directrice », part du projecteur n°3 et rejoint un quatrième projecteur, à 50 mètres de là, qui servira à émettre en morse le code du terrain.

A la guerre comme à la guerre, les projecteurs sont bricolés avec des phares de voiture reliés à deux caisses d’accumulateurs. Lorsque tout est en place, le dispositif est soigneusement testé, et puis l’attente commence[8].

L’équipe se disperse en petits groupes, au hasard des affinités et des dernières tâches. Le silence s’installe, dans une certaine sérénité. S’il y avait le moindre risque, l’équipe du col du Rey viendrait les avertir, alors on se sent en sécurité. Cette attente tranquille, dénuée d’angoisse, Jean se la rappelle comme un bon moment, qui donnait son sens à toute l’action.

Certaines nuits, l’attente se prolonge. Il ne se passe rien et l’équipe comprend que la mission a été annulée. Plus d’une fois, on entend un bruit d’avion, mais il ne s’approche pas : il n’a pas confiance, ou alors il est déporté vers un autre terrain. Une nuit, l'équipe de réception a fini par s’endormir. C'est le bruit d’un avion anglais à ras de terre qui réveille tout le monde en sursaut !

Lorsqu’on entend l’avion, on allume le balisage, et Jean commence à émettre le signal. Ah, cette lettre « R », on peut dire qu’il la connaît par cœur à force de la répéter nuit après nuit. Mais ce n’est pas si facile de communiquer par signaux de lumière !  Depuis des semaines, on a promis à Jean qu’il recevrait bientôt une radio pour parler en direct avec les pilotes des avions : « La semaine prochaine vous l’avez ». Mais la radio n’est jamais arrivée, alors Jean continue à faire des signaux avec son projecteur n°4 !

De loin, le pilote repère les trois feux principaux, s’aligne dessus, lit la lettre émise par Jean pour vérifier si tout est normal, répond, et refait un tour de terrain. Au second passage il abaisse son altitude à 150 ou 200 mètres et sort ses volets pour réduire sa vitesse au minimum[9]... Il passe le premier feu puis, à la verticale du second, il largue son chargement.

Tout se passe très vite. Les pilotes sont mis à rude épreuve et connaissent des succès variables : certaines livraisons tombent pile au milieu du terrain, d’autres sont éjectées bien trop tard et vont se perdre tout là-bas, au delà des arbres, dans les premières pentes du vallon du Briançon. Il faudra ensuite courir des heures dans les bartas pour récupérer la marchandise !

Les membres de l’équipe de réception ont vite pris l’habitude de se moquer des pilotes imprécis : « T’as vu ce largage ? Ouh, c’était un américain, ça[10] ! ». Les anglais, par contre, sont crédités d’une grande précision[11].

Pendant ce temps, dans les hameaux des alentours, on écoute. A vrai dire, la population des environs peut quasiment suivre les parachutages en direct car l’opération fait un boucan infernal. Les avions, des Dakota, des Halifax ou des Libérator selon les cas, sont d’énormes bombardiers quadrimoteurs à la puissance monstrueuse. Leurs deux ou trois passages de reconnaissance, qui les amènent parfois jusqu’au dessus du col de Montmirat, voire de Mende, réveillent tout le sud-Lozère. Et lorsque, après chaque largage, ils remettent les gaz à fonds pour reprendre de l’altitude et de la vitesse, la montagne vibre jusqu’au fond des vallées... autant dire que les autorités allemandes, elles aussi, savent parfaitement quand un parachutage a lieu.

Marceau Jouve avait 10 ans. Il raconte que "cette nuit là", il avait entendu des avions tourner tout proches dans le ciel. Intrigué, il s'était mis à sa fenêtre, mais ses parents lui avaient dit de se recoucher et de ne pas s'occuper de tout ça. Dans son souvenir, il n'y a eu qu'une seule nuit... une sorte de condensé des opérations dans sa mémoire d'enfant ?

A raison de 2 à 3 colis à la fois, un parachutage complet peut nécessiter 2, 3 voire 4 passages, et cumuler jusqu’à 5 tonnes de matériel. Certaines nuits il peut y avoir deux avions l’un après l’autre. Un soir, deux parachutages différents sont même prévus, à Quincaille et à Tribunal. La situation est inédite et compliquée, il faut organiser deux équipes[12], se séparer… Finalement, aucun avion de viendra sur Tribunal, les hommes n’y trouveront « que des sangliers ».

Parfois les choses ne se passent pas du tout comme prévu et il faut improviser. Dans la nuit du 31 juillet au 1er août 44, c’est le premier parachutage programmé à Balzac. Il y a un brouillard incroyable, on n’y voit pas à 5 mètres. Par acquis de conscience, l’équipe prépare tout le même le balisage. Le silence règne… un bruit de moteur approche par l’Aigoual, Jean donne l’ordre d’allumer les feux. L’avion tourne, tourne, comme s’il cherchait le terrain sans le trouver. Soudain, Jean aperçoit, planqués autour du terrain, des gars qui ne font pas partie de son équipe… à coup sûr les membres d’un maquis du coin,  qui attendent tranquillement que les armes tombent du ciel pour les chiper à leur profit. C’est bien le problème : tous les groupes résistants correctement immatriculés et reconnus sont informés des opérations, tout ça manque de discrétion ! Jean réagit sans hésiter : « On plie boutique et on s’en va ! ».[13]

L’avion s’éloigne finalement vers le sud. Le parachutage est terminé. Dans le silence revenu, l’équipe  se précipite pour récupérer les « colis »[14]. Ils sont éparpillés sur plusieurs centaines de mètres, encore accrochés à leurs parachutes qui gisent étalés dans l’herbe. Il faut les mettre au plus vite à l’abri des regards indiscrets. Lors des premières opérations, les containers ont été portés ou trainés à la main. 200 kilos à se farcir, c’est très, très lourd, il faut être 4 au minimum et ça ne va pas vite. Heureusement, plusieurs familles[15] des hameaux de Ferrière, du Bosc et des Bouars sont rapidement entrées dans la combine. Dès qu’ils entendent les avions tourner, ils « joignent les bœufs », ils attellent le char et ils rappliquent dare-dare à Quincaille. Pour être discrets, ils ont soigneusement huilé les essieux, et emmailloté les sabots et les cloches de vieux chiffons… A raison de 2 ou 3 containers par charretée, ça va nettement plus vite ! Cette participation active et bienveillante des populations avoisinantes, Jean sait qu’elle a été indispensable au succès des opérations, et il ne l’oubliera jamais. Il y est d’ailleurs pour quelque chose : pendant les mois de préparation du projet, il a circulé  dans les hameaux. Il a pris le temps de parler avec les gens qui vivent là, il a su gagner leur confiance en leur parlant ouvertement du projet qu’il préparait, et le moment venu c’est naturellement que l’entraide s’est mise en place.

Tout est transporté à l’abri de la forêt proche. Là, dans la nuit finissant, les containers sont ouverts et  leur contenu est inventorié[16]. Il y a principalement des armes. Des mitraillettes[17], très précieuses pour les maquis. Il y a aussi, hélas trop rarement, des bazookas[18] : pas plus d’un ou deux par parachutage. Alors lorsqu’on en découvre un dans un container, c’est le bonheur !

Les containers apportent aussi des explosifs, pour les opérations de sabotage. Le plastic, d’invention toute récente, est simple à utiliser (il ressemble à du mastic) et d’une grande puissance. Problème : au bout de 3 ans il devient instable, et a parfois tendance… à détonner trop facilement ! Comme aucune date n’est indiquée sur les paquets, les gars de Quincaille n’aiment pas trop en recevoir : comment savoir si ce truc ne va pas leur péter à la gueule durant une simple manutention, voire lorsque le container percute le sol ? Heureusement il n’y a jamais eu de problème.

Et puis il y a les munitions. Souvent, elles sont totalement mélangées et il faut tout retrier à la main ! Il y en a même qui ne correspondent pas aux armes livrées. [19]

Y a-t-il eu de l’argent dans les containers ? J’ai plusieurs fois entendu affirmer (uniquement par des gens trop jeunes pour avoir participé aux événements) qu’il en arrivait par les parachutages. Cette affirmation était parfois accompagnée d’un léger soupçon sur le fait que cet argent serait réellement arrivé jusqu’aux maquis. Jean est tout à fait clair sur ce sujet : jamais aucun argent n’a été reçu à Quincaille ! C’est une des légendes urbaines du parachutage !

Pendant qu’une partie de l’équipe fait l’inventaire, les autres nettoient le terrain. L’opération ne laisser aucune trace visible. Certes, la région est maintenant relativement sécurisée, il n’y a plus d’allemands dans les environs, mais tout de même : au petit matin, il arrive qu’un "mouchard"[20] vienne survoler les environs pour essayer de repérer le terrain... Les câbles électriques sont roulés, les projecteurs rangés. Les parachutes sont soigneusement pliés et emmenés pour entamer une seconde vie [21]. Quant aux containers vides, ils sont entassés à l’abris des regards, dans un coin de forêt… mais ils n’y restent jamais bien longtemps, et disparaissent « mystérieusement » pour réapparaître ici et là, par exemple dans les bergeries des alentours où ils sont coupés en deux pour servir de mangeoires[22].

Le temps d’inventorier et de faire le ménage, l’aube est là. Déjà, le camion des FTP du Collet de Dèze, chargé de récupérer le matériel, approche sur la piste du col du Rey. Le matériel y est prestement chargé et entame son voyage vers les différents maquis des environs.

Certains jours, le « message personnel » de la BBC qui annonce un parachutage est prolongé d’une phrase codée, : « et 3 amis viendront vous voir ce soir ». Branle-bas de combat : des agents vont être parachutés[23].  Réceptionner des hommes, ce n’est pas la même affaire que des armes !

D’abord, sauter dans la nuit sous un parachute ne va pas sans risque : sur d’autres terrains, certains se sont déjà fait mal à l’atterrissage !

Mais surtout, autour des agents parachutés plane… une sorte de mystère : on sait juste qu’il s’agit d’officiers supérieurs américains, anglais ou français, qui sont en mission. Mais… qui sont-ils vraiment, pourquoi viennent-ils ? Aux yeux des jeunes de l’équipe de Quincaille, ils sont auréolés d’une aura particulière. Ils sont bizarres, « différents »… trop grands[24], trop « étrangers »… et pourtant ils parlent tous un français impeccable ! Et puis ils sont trop secrets : ils se méfient de tout le monde, veulent tout savoir et ne disent rien ! Même les noms de leurs missions entretiennent le mystère avec leurs codes incompréhensibles, comme « SLR3 isotrope 4SFU[25] ».

Si le contact n’est pas toujours chaleureux entre les agents parachutés et l’équipe, il arrive tout de même que la glace se brise. Lorsqu’on amène les arrivants à la colo de Barre pour leur donner à manger avant qu’ils ne partent vers leur destination finale, l’ambiance d’un repas partagé aide les relations à se détendre un peu. Un jour, Jean aura l’occasion d’aller un peu plus loin encore : un agent américain parachuté doit rejoindre un maquis de 700 personnes en montagne noire. Jean l’emmène sur sa moto. Il a fait de l’anglais au Bac, mais son bagage se révèle insuffisant pour percer les mystères de l’accent américain. Pour se comprendre, ils s’écrivent des petits mots, comme des amoureux ! A l’occasion d’une autre mission, un officier français avait été parachuté. A peine au sol, il se précipite vers Henri Roume fils, tout proche, et l’embrasse avec effusion : il était si heureux d’être de retour en France !

***

Après les premiers et rares parachutages du début de juillet 44, le rythme s’accélère. A partir du mois d’août ils se succèdent au rythme d’un tous les trois jours environ. Quincaille tourne à plein régime, envoyant par tonnes des armes vers les maquis cévenols. Et puis, peu à peu, les opérations s’espacent. Début septembre 44, à la colo de Barre-des-Cévennes, l’équipe continue à écouter Radio-Londres, mais voilà déjà plusieurs jours qu’aucun message ne leur a été adressé. Jean comprend. Les allemands ont déserté les Cévennes, leurs armées se replient, suivies de près par les alliés. Les maquis ont commencé à se dissoudre pour les rejoindre. Il n’y a plus besoin d’armes. Les parachutages sont terminés[26] ! Quincaille a bien joué son rôle : entre le 10 juin et le 10 septembre 44, 25 avions ont survolé le terrain, larguant 53 containers, 42 paquets et 7 agents.

Ce sont des journées étranges pour ces hommes. Dans leurs cœurs se mélangent le soulagement de voir le risque s’éloigner, mais aussi le regret à comprendre qu’ils ont sans doute vécu les heures les plus fortes de leurs vie, celles durant lesquelles il n’y a pas de place pour le doute…

Jean décide d’aller rendre visite à ses parents. Il ne les a pas revus depuis juillet 43, et il est temps de les rassurer. Il fait le voyage à Polimies sur une moto de la résistance. Les parents sont très surpris, mais surtout heureux et soulagés : sans aucune nouvelles de lui, ils craignaient qu’il lui soit arrivé malheur. Leur positionnement du début de la guerre a évolué, ils sont fiers de leur fils et de son engagement. Malgré tout, c’est un sujet dont ils ne reparleront que peu, avec beaucoup de pudeur.Retour à Barre. L’équipe de Quincaille va se disperser à son tour. Avant le départ, la population du village a souhaité offrir un repas à tous ceux qui ont participé à l’aventure. La fête s’organise aux « Ormes », replat situé à l’entrée ouest du village, en face des bâtiments de la colonie qui a abrité Jean et ses collègues durant deux mois. Toute l’équipe de réception est là, bien sûr, mais également de nombreuses personnes impliquées dans les maquis alentours, ainsi que les gens du village et autour, qui avaient suivi les opérations avec intérêt[27]. Jean a un petit appareil photo avec lui. Ce jour là, il le confie à un participant et l’événement est immortalisé sur la seule et unique photo qui nous reste de l’épopée Quincaille.


[1] Quincaille étant homologué terrain « permanent », l’équipe doit se tenir prête… en permanence, justement.

[2] Jean ne fait pas totalement confiance à sa mémoire concernant cette phrase. Il se rappelle avec plus de certitude de celle concernant Balzac : « Le plomb fond, le zinc résiste, et le cuivre est ramassé ». Il n’a par contre aucun souvenir de celle de Tribunal. C’est André qui à choisi ou inventé les textes de ces messages et les a transmis au SOAM.

[3] Lorsque Maurice est de passage, et qu’il loge chez la famille Roume, Radio Londres est là aussi écoutée religieusement. Lucien Roume, l’un des fils de Henri, observait Maurice avec attention pour essayer de déceler sur son visage un signe quelconque lorsque le bon message serait transmis, mais Maurice savait rester de marbre et Lucien n’a jamais réussi à tirer aucune information utile de ses observations !

[4]  Certaines fois il arrive que le message soit diffusé à 13 heures mais pas aux infos suivantes, ce qui signifie que la mission est annulée. Par acquis de conscience, les équipes vont tout de même se mettre en place pour la nuit, mais aucun avion ne passe, sans surprise.

[5] Lucien Roume, le fils de Henri, rêve de participer aux opérations, mais son père ne le lui permet pas car il n’a que 17 ans à l’époque. Il sera cependant parfois autorisé à conduire la fameuse camionnette gazogène de Barre au col du Rey (sans avoir le permis, bien sûr !), avant de s’en retourner avec son vélo, qu’il avait ajouté au chargement.

[6] … du moins dans le principe ! Lucien Roume se rappelle que certains d’entre eux n’avaient jamais vu un fusil-mitrailleur de leur courte vie. Henri Roume avait dû leur donner à la va-vite quelques consignes d’utilisation.

[7] Jean connaît un peu la famille Puel, qui occupe la ferme du Rey. Quelques années plus tôt il a été au collège avec l’un des fils. Les Puel ne participent pas aux opérations mais s’habituent peu à peu à ces rendez-vous nocturnes réguliers qu’ils observent avec bienveillance. C’est largement suffisant pour les compromettre. Si une opération avait été surprise ils auraient eu de très graves ennuis.

[8] Il y a souvent quelques heures d’attente entre l’installation et l’arrivée des avions. Les parachutages ont généralement lieu vers minuit car les avions, qui arrivent de Blida près d’Alger, doivent attendre la nuit pour approcher les côtes du Languedoc. Mais il faut être prêts bien à l’avance pour parer à toute éventualité, alors il y a quelques heures à tirer.

[9] Un Halifax contre le vent peut abaisser sa vitesse sol jusqu’à 180 km/h

[10] Les pilotes des missions de parachutages sont anglais ou américains.

[11] D’après Henri Roume, cette différence est due au fait que les avions anglais volaient plus bas  ("On arrivait à voir très bien le bonhomme") et pouvaient ainsi faire des parachutages plus précis. Malgré les quelques loupés, à la fin de la saison de parachutages le bilan sera excellent : tous les colis ont très probablement été récupérés… il subsiste juste un doute pour un unique colis. Qui sait s’il ne se trouve pas encore accroché à la plus haute branche d’un châtaignier ?

[12] « René », un parisien, prend la direction de l’équipe de Tribunal.

[13] Suite à ce loupé, il n’y aura plus de tentative de parachutage à Balzac, qui ne sera donc jamais utilisé. Sur les trois terrains homologués, seul Quincaille servira finalement, et recevra l’intégralité des parachutages à destination des maquis cévenols

[14] Il y a deux sortes de colis. Les « containers », qui sont des grands cylindres d’environ 1m70 de long pour 70 centimètres de diamètre. Ils ont approximativement les dimensions d’une bombe, ce qui permet de les loger dans les habitacles des bombardiers. Un container plein peut peser plus de 200 kilos. Certains sont fabriqués dans un carton très épais de couleur grise, d’autres sont en métal.
Il y a aussi les « paquets », de même diamètre que les containers mais d’environ 1/3 de leur longueur, ce qui permet, en les assemblant par 3, de les loger dans les mêmes habitacles. Les paquets contiennent généralement des affaires plus personnelles, destinées par exemple à des officiers précédemment parachutés. Ils ne partent pas vers les maquis.

[15] Jean se rappelle les Bancilhon, les Martin… mais il y en a eu d’autres, dont les noms ont été oubliés

[16] Plus tard, Jean remettra ces inventaires à la mission interalliée, qui les enregistrera. A la libération, les chiffres seront comparés avec ce qui a été chargé au départ de Blida, « histoire de vérifier si rien n’a disparu au passage ».

[17] La meilleure est la Thomson, la plus rapide du monde à cette époque :  8000 coups / minute. Et en plus elle est légère comme tout : moins de 7 kilos. Il en arrive pas mal dans les containers, ainsi que des FM anglais.

[18] Le bazooka est la seule arme légère qui permette de jouer à jeu égal avec les blindés. La résistance lui doit une fière chandelle !

[19] A force de s’interroger sur cette étrangeté, les membres de l’équipe de Quincaille finissent par émettre l’hypothèse suivante : les avions décollent de Blida en Algérie, alors peut-être qu’une partie du matériel est de seconde main, récupéré sur les fronts de Tunisie dans la bagarre contre Rommel. On fait avec ce qu’on a…

[20] Petit avion de reconnaissance allemand

[21] Ils sont fabriqués en nylon. Cette « soie artificielle » nouvellement inventée a une grande valeur aux yeux des habitants des alentours qui, en ces temps de guerre, ne disposent pas de beaucoup de matières premières pour se fabriquer les vêtements dont ils ont besoin. Les toiles vertes, blanches, jaunes et bleues des parachutes vont donc rapidement se trouver recyclées en foulards ou en tabliers. Certains n’hésiteront pas à les porter avant même que les allemands aient totalement déserté les Cévennes. Le petit Marceau s’en souvient, sa maman lui avait fait une chemise bleue, et attention, il paraît que c'était de la bonne qualité ! Au rayon des récupérations diverses, Michel Bancilhon et Lucien Roume se rappellent avoir également vu quelques paires de « rangers » de petites tailles au pied des « bergères » des environs.

[22] Aujourd’hui, on peut voir un container de carton exposé à Saint-Laurent-de-Trèves, au bar de Paulette Roume (récupéré par son beau-père Henri), et plusieurs containers métalliques à la « remise » de Ferrières.

[23] Rappel : Quincaille est agréé « homo », ce qui signifie qu’il peut recevoir des hommes.

[24] Mr Saint Léger se rappelle par exemple d’un agent parachuté sur un autre terrain, un certain Major Bill Jordan, qui mesurait plus de 2m. D’après Mr Saint-Léger, « il était facile à repérer ! »

[25] Appellation d’une mission homo parachutée près du Signal de Mailhebiau en Aubrac, à laquelle a participé Monsieur Saint Léger de Florac. R3 désigne la troisième région des forces résistantes (FFI), basée sur Montpellier et comprenant grosso modo les cinq départements du Languedoc Roussillon. Isotrope est le nom de la mission interalliée installée au Collet de Dèze. SFU signifie « Special Forces Unit ». Quant aux lettres « SL », la signification en reste encore mystérieuse…

[26] Les missions de parachutage lancées à partir de Blida ont en effet été arrêtées le 1er septembre 1944.

[27] Y étaient même, paraît-il, « ceux qui n’étaient pas d’accord ».

La photo du repas de Barre des Cévennes

Cette émouvante photo a été prise lors du repas offert par les habitants de Barre des Cévennes aux membres de l'équipe de Quincaille, après la fin des parachutages. Elle a été prise avec l'appareil de jean Bonijol, qu'il a prêté à un participant. On peut reconnaître, entre autre :

Accroupi devant

  • Henri Dutheil dit "Maurice", chef du SOAM pour Lozère sud.

Au premier rang

  • 1er à droite, Roger Torreilles, dit "Commandant Marcel"
  • 2e à droite, Jean Bonijol, dit "Bull", chef de l'équipe du terrain.
  • Au centre, en col blanc et cravatte : Franck Meynadier du Pompidou, membre de l'équipe

Au deuxième rang

  • Au centre en chemise claire et un peu dégarni, le Docteur Wall, dit "André", chef départemental du SOAM.

Position non identifiée

Jean se rappelle la présence de plusieurs autres personnes, très probablement présentes sur la photo, sans parvenir à les situer :

  • André, un parisien
  • Mulot qui s'est marié après avec la fille Chaze, de Soulatges
  • Henri Roume, bien sûr
  • Roger Meynadier
  • Le fils de la famille qui habitait à la ferme des Combes...
  • Après

    Pour une partie des membres de l’équipe Quincaille, la fête à Barre marque la fin de la guerre. Lorsque l’ennemi était là, au cœur de leurs montagnes, la résistance leur paraissait la seule perspective digne et ils s’y sont donnés totalement, n’hésitant pas à mettre leurs vies en jeu. Maintenant qu’il s’éloigne vers le Nord, porté par des armées organisées, ce conflit les concerne moins. Et puis, ils ont tant donné... Alors ils rendent leurs armes et rejoignent leurs maisons et leurs familles.

    D’autres veulent continuer la lutte. Pour participer jusqu’au bout, parce que personne ne les attend, par sens de l’honneur, parce que le retour à la vie « habituelle » leur fait peur… chacun ses raisons. Jean est de ceux-là. En tant que responsable de la résistance, il a été contacté par les services de l’armée alliée pour assurer une sorte d’intérim. Il a fait signer aux volontaires un contrat d’engagement « pour la durée de la guerre ». Et puis, juste après la fête, ils ont « formé un camion » et ils sont partis vers Nîmes, à la caserne Montcalm[1]. C’est là que la dernière garde de l’équipe de Quincaille va se disperser. La plupart rejoindront les armées du débarquement[2].

Jean, en tant qu’instituteur et chef de résistance, est vite repéré. On lui propose d’intégrer la toute nouvelle « Ecole des cadres » que l’armée vient de créer à Nîmes. Il accepte, est chargé d’enseigner la topographie aux futurs sous-officiers, et encadre successivement deux stages d’un mois et demi chacun, jusqu’à Noël 1944. Mais rapidement, Jean souhaite se rapprocher de l’action concrète. La guerre continue au nord et à l’est, et il veut en être. Il présente sa candidature à l’école militaire de Coëtquidan en Bretagne dans l’espoir de devenir officier. Il est accepté et part au camp militaire du Larzac pour y suivre une formation préparatoire physique : « On en a fait des kilomètres là-bas aussi. Ils ne savaient pas comment nous occuper alors ils nous faisaient marcher toute la nuit là, pétard ! ».

Les mois passent, et en mai 45 la paix est signée alors que Jean n’a pas encore terminé sa formation. Son souhait de poursuivre le combat se vide de sens. L’armée en tant que telle ne l’intéresse absolument pas. Il pose immédiatement sa demande de démobilisation. « Ils me l’ont donnée tout de suite parce qu’ils ne savaient plus quoi faire de nous ». Jean n’a jamais regretté ce choix : après avoir été acteur libre d’une guerre de libération « je n’aurais pas supporté de me trouver dans le camp des occupants en Indochine ou en Algérie ! ». Jean est démobilisé le 29 août 1945. Il écrit aussitôt à l’Inspecteur d’Académie pour l’informer de sa disponibilité et de son souhait d’obtenir un poste, qui lui permettra de valider la dernière étape de sa formation d’instituteur, à savoir l’année de pratique. Il est nommé à Mende et commence sa première année d’enseignement, une classe de CE1, à la Chicanette. Le voilà revenu à la vie ordinaire.

Pendant des années, Jean ne va guère repenser à ses aventures de guerre. Il a besoin de reprendre le fil d’une existence normale. A vrai dire, personne dans son entourage n’a vraiment envie d’en savoir plus : il est si bon de profiter sans inquiétude du temps qui passe… Et puis il y a le boulot. Jean enchaîne tranquillement les postes d’instituteur : Coulagnes-haute, Serverette où il rencontre son épouse en 1949, Villechaille puis Saint-Léger-du-Malzieu en Margeride où naissent ses quatre enfants, et enfin Mende à la rentrée 1960[3].

C’est en 1961 que le passé le rattrape. Cette année là est créé le Concours National de la Résistance, qui attire l’attention du grand public sur cette période. Jean commence à être sollicité de temps en temps pour témoigner, il doit accepter de se rappeler. Au début des années 80, la demande s’accroit et Jean, personne-ressource incontournable sur ces sujets en Lozère, et nouvellement retraité, s’y investit de plus en plus. Il est très souvent auprès des jeunes, en particulier dans les établissements scolaires, et il s’implique bientôt totalement dans son action de transmission et de mémoire[4].

Les souvenirs de toute cette période, s’ils s’estompent avec les années, restent forts dans la mémoire de Jean. Ce fût la grande œuvre de sa vie.


[1] Ils y sont reçus par le capitaine Jacques.

[2] Henri Roume est parti rejoindre l’aviation au Maroc

[3] Il y sera directeur à partir de 1973 et jusqu’à sa retraite en 1978. Depuis le 19 avril 2011, le groupe scolaire porte son nom, en hommage à son action.

[4] En 1980, il succède à Henri Cordesse à la présidence de l’Association Départementale des Anciens Résistants, affiliée à l’ANACR. En 1997 il devient président de l’Union Départementale des Associations de Combattants, il participe à des projets de films et de CDROM sur la résistance.

Retour au présent

Le terme de ce récit marque la fin de plusieurs aventures. Celle de Jean, bien sûr. Et pour moi, celle de l’enquête. Plusieurs années ont passé depuis notre première entrevue. J’ai beaucoup appris de choses passionnantes sur cette période de l’histoire, sur mon territoire de vie, sur Jean… Pourtant, certains questionnements persistent.

Au cours de nos entretiens, je me suis bien souvent demandé si Quincaille aurait existé sans Jean Bonijol. Indéniablement, son rôle a été déterminant : il a été l’un de ceux qui ont compris les premiers le besoin d’un dispositif de parachutages en Cévennes Lozériennes. Il a participé à convaincre sa hiérarchie de se lancer dans le projet, il a établi le contact avec le SOAM, cherché et trouvé les terrains, constitué, organisé et dirigé les équipes de réception...

Si Jean n’avait pas pris ces initiatives en cascade, que se serait-il passé ? Lorsque je lui ai posé cette question, il m’a répondu que d’autres personne auraient sans doute pris le relais pour mener le projet à son terme. Cette retenue que j’ai souvent constatée chez lui, je crois pouvoir l’interpréter comme de la pudeur, et une grande modestie. Mais, sans que je dispose d’éléments solides pour l’affirmer, cette hypothèse me semble douteuse [1]. De nombreuses personnes ont participé au projet de parachutage, mais aucune ne m’a semblé aussi impliquée que Jean. La hiérarchie de la résistance, sans doute très occupée par de nombreux projets, a supervisé et encadré Jean, mais c’est sans doute lui qui a sollicité ses supérieurs pour lancer puis développer le projet.

Découlant de ce qui précède, la question de l’engagement continue à m’intriguer. Pourquoi certains jeunes de l’âge de Jean, face à une situation identique d’occupation, n’ont-ils pas fait les mêmes choix que lui ? De manière plus générale, pourquoi certains choisissent de s’engager au delà de leurs intérêts personnels tandis que d’autres ne le font pas ? Et quels sont les déterminants de ces différences ? L’éducation ? Les rencontres ? La volonté ?

Au cours de nos entretiens il m’est plusieurs fois arrivé d’aborder ces questions avec Jean mais je n’ai pas obtenu de réponses directes de sa part. Plutôt que d’analyser son parcours avec recul, il préférait toujours revenir sur des souvenirs concrets, parfois sombres, mais souvent drôles ou décalés, qu’il me livrait avec un petit rire enfantin. A l’écouter, tout cela n’avait pas dépendu de lui. Il n’y avait eu aucune autre alternative, il s’était contenté de se laisser porter par le courant.

Je ne crois pas que cela soit la réalité. Jean n’a pas subi les événements : à plusieurs reprises, au cours de ses aventures de guerre, il a fait des choix forts : lorsqu’il a refusé le STO pour passer dans la clandestinité, lorsqu’il a rejoint le maquis de la Picharlerie, lorsqu’il a décidé de partir pour Rodez… Ces choix courageux peuvent sans doute s’expliquer par l’éducation qu’il a reçue. Il a grandi dans un univers familial ouvert : père et mère de confessions différentes, niveau de culture élevé, tradition d’engagement politique… Plus tard, la réflexion pédagogique du père et celle du jeune étudiant normalien ont peut-être pris le relais, en aidant Jean à développer son sens critique. Autant d’atouts qui ont probablement joué dans les moments ou il fallait prendre des décisions.

La version plus personnelle de ces questions, à savoir l’attitude que j’aurais eue moi-même en ces temps troublés, reste sans réponse. L’histoire de Jean m’a donné envie de croire à mon propre courage, de faire partie de la famille des « résistants » d’hier et de demain, mais je n’ai bien sûr aucune certitude sur ce que j’aurais été capable d’endurer dans une telle situation. Je suis par contre persuadé que le fait de recevoir de tels témoignages crée en nous des modèles de comportement, et peut nous aider à réagir plus courageusement en cas de besoin. C’est pourquoi tous les travaux de mémoire sont si importants pour nous tous. 

Mais ce travail ne va pas de soi : dès les débuts de mon enquête, j’avais constaté que peu d’habitants de Saint-Laurent-de-Trèves et des communes avoisinantes avaient entendu parler des parachutages à Quincaille. Les anciens, ceux qui vivaient là en 1944, étaient pourtant au courant de ce qui se passait, Jean me l’a souvent confirmé. Il est donc probable qu’ils en ont très peu parlé par la suite, même au sein de leurs propres familles, même s’ils avaient été eux-même impliqués dans l’aventure. Cette discrétion, concernant des faits dont on peut pourtant légitimement être fiers, est étonnante mais pas nouvelle. Philippe Joutard la remarquait déjà en 1984 à l’occasion d’un colloque sur l’accueil de juifs en Cévennes durant cette même seconde guerre mondiale. Il l’expliquait par (parmi d’autres raisons inapplicables au cas qui nous intéresse ici) la pudeur et la modestie, traits caractéristiques de la mentalité cévenole, qui faisaient dire aux familles d’accueil qu’elles n’avaient fait que leur devoir et que cela ne valait pas d’en parler plus [2]. Si Jean, auquel les termes de « modeste » et « pudeur » conviennent pourtant, a longuement témoigné depuis les années 60, c’est qu’il a peu à peu compris l’importance de faire ce travail de mémoire, en particulier envers les jeunes. Sans–doute cela lui a-t-il demandé des efforts.

Au delà des questionnements, ce travail a participé à faire évoluer ma relation à ce pays où je vis. Ces plateaux, ces immenses surfaces un peu désertiques, ne sont pas immuables. A intervalles irréguliers, venant bouleverser l’ordre naturel des saisons, des travaux agricoles et des passages d’animaux, il s’y passe des choses hors du commun. Selon les époques, des paysans protestants se révoltent contre le roi de France, ou s’organisent pour repousser l’occupant nazi. Ici, chez moi, la grande Histoire interfère avec la petite. Chaque fois que j’emprunte la route de la can de Ferrière, j’observe attentivement la doline de Quincaille pour tenter d’y apercevoir des jeunes en train de brancher des projecteurs sur des batteries de voiture.

Saint Laurent de Trèves, 3 janvier 2012


[1] Le moyen d’avoir une réponse sérieuse à cette question serait bien évidemment de pouvoir interroger d’autres acteurs directs du projet. J’ai suivi quelques pistes pour en retrouver, elles n’ont hélas pas pu aboutir car beaucoup sont morts, où ont perdu le souvenir. Trop de temps a passé… Il faut se contenter de faire des hypothèses.

[2] Voir « Cévenne, Terre de refuge », Ouvrage collectif sous la direction de Philippe Joutard, Jacques Poujol et Patrick Cabanel, 1984. P 330

Sources, remerciements

L’essentiel de l’information contenue dans ce document a été collecté à l’occasion de trois entretiens :

  • Le premier à Saint Laurent de Trèves, le mardi 29 septembre 2009. Il rassemblait Jean Bonijol, Albert Saint Léger, Marceau Jouve, Roger Lagrave, Nicole Rousseau, Guy Bazalgette. Ils ont échangé leurs souvenirs autour d’un bon repas, ce qui a constitué une méthode efficace pour délier les langues, puis nous sommes montés ensemble sur la can pour reconnaître le terrain.
  • Les suivants avec Jean Bonijol seul, à son domicile de Mende, le jeudi 9 avril et le mardi 2 novembre 2010, entretiens durant lesquels les informations ont été précisées et complétées.

Des informations et souvenirs complémentaires ont été apportés par diverses personnes, citées dans les remerciements.

Plusieurs sources bibliographiques m’ont permis de préciser certains aspects techniques ou historiques :

  • La résistance en Lozère – CD ROM édité par l’association départementale des anciens de la résistance, et le Groupe Départemental des anciens de la résistance, Avril 2006
  • Les maquis du massif central méridional, 1943 – 1944, Bouladou Gérard, Editions Lacour Rediviva, 618 p.
  • Le très riche site web de Philippe Chapil sur les parachutages clandestins (http://philippe.chapill.pagesperso-orange.fr)
  • Le rapport du SOAM, établi quelques années plus tard, dans lequel figure un écrit de Jean Bonijol

Merci…

à Jean Bonijol lui-même, bien sûr, pour m’avoir livré son histoire, et à sa femme qui m’a ouvert sa maison.

à tous ceux qui ont partagé leurs souvenirs : les participants à l’entretien de Saint Laurent de Trèves, Lucien Roume et son regard de jeune de 17 ans à l’époque, Michel Bancilhon de Ferrière, Tim J. Eliott pour ses précisions historiques…

à Sophie Lemonnier et Sophie Boudieux pour leurs relectures fines et leurs conseils avisés.

18/04/2008
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