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                     Journal d'une découverte archéologique
                   Par une belle après-midi de l'automne 2008, une petite balade en 
famille nous entraîne dans un recoin des cans. Nous cheminons 
tranquillement sur un étroit sentier qui serpente entre le sommet d'une 
petite barre rocheuse et les premiers arbres d'un bois de résineux 
plutôt clairsemé. Le regard à l'affut des beaux points de vue que laisse
 parfois apparaître une trouée fugitive dans la végétation, je ne fais 
guère attention à me pieds et c'est presque sans le voir que je passe 
devant une sorte de terrier qui s'ouvre sur le rebord du sentier. 
Quelques secondes plus tard, un avertisseur clignote sous mon crâne. 
Nous faisons demi-tour. Les enfants râlent un peu, prétendant - en 
connaissance de cause - que "je vais encore y passer des heures". Ils 
sont sans cœur. A quatre pattes, je présente le nez à l'entrée de 
l'ouverture. Elle n'est pas large : environ 30 cm  sur 20 cm. Les traces
 de va-et-vient animal ne laissent aucun doute : il s'agit bien d'un 
terrier. Mais il n'est pas ordinaire : son "plafond" est en calcaire. Je
 reconnais le cas de figure classique d'une galerie - peut-être une 
petite rivière souterraine fossile - dont toute la partie inférieur est 
colmatée par de la terre, ne laissant apparaître que le plafond. Sans 
lampe, impossible d'en voir plus. "Ah dis donc p'pa, t'as fait vite, 
cette fois". Quelques jours plus tard, armé d'une lampe de poche, me voilà à 
nouveau devant mon terrier. A plat-ventre, une oreille au sol, l'autre 
au ciel, je m'y introduis tant bien que mal. Elle est toute belle avec 
son plafond bien arrondi et ses quelques concrétions, mais elle est 
terriblement étroite, la bougresse ! Finalement elle ne me mène pas plus
 loin que 3 pauvres mètres. Au delà, la terre comble totalement 
l'espace. Marche arrière. Debout dans mes habits sales, j'observe ma pauvre découverte. Elle a 
beau ne pas mener loin, cette cavité, elle est intéressante. Elle a dû, 
dans un temps plus ou moins reculé, être plus largement ouverte. S'il 
n'y avait pas toute cette terre... J'observe les alentours. Mon 
"terrier" s'ouvre au pied d'une couche géologique formant un petit 
ressaut rocheux, qui se prolonge à l'est et à l'ouest. Je l'aperçois de 
loin en loin dans la forêt. Je ne sais pourquoi, cette strate... 
m'inspire. Je prends du recul, je réfléchis... Je n'ai entendu parler 
d'aucune grotte dans les environs immédiats. S'il y  a une à cet 
endroit, pourquoi pas une autre, plus loin dans la même couche ? Il faut
 la suivre ! Mètre par mètre, je furète, j'observe, je bartasse. A 
quatre pattes je traverse des buis, des ronciers énormes dans lesquels 
j'achève de déchirer mon pantalon. Au bout de 100 mètres, je tombe sur 
une seconde cavité. Elle est un peu plus large, un peu plus haute. Pas 
encore confortable, mais on peut y avancer la tête relevée. 2m, 3m, 
4m... c'est fini. Encore raté. Mais sa présence ici vient confirmer mon 
hypothèse : cette couche est intéressante ! Je reprends ma progression laborieuse. 100 mètres plus loin, 
troisième cavité. Plus petite. 2 mètres seulement. La barre rocheuse 
contourne un éperon et repart quasiment en sens inverse. Une quatrième 
cavité, presque bouchée. Et bientôt une dernière. Celle-ci présente, 
comme les quatre premières, un plafond de roche et une base obstruée par
 de la terre et des racines. Seule reste ouverte une petite lucarne de 
15 par 15, il est impossible d'y passer ne serait-ce que la tête. Rien 
de bien excitant. Par acquis de conscience je glisse mon appareil photo 
dans l'ouverture et prend quelques clichés au jugé. L'excitation de 
l'espoir retombe. Pas de découverte formidable à faire. Le retour dans 
la tiédeur de cette journée finissante est délicieux. Le soir j'examine attentivement les clichés. On y voit une galerie 
très étroite qui s'élargit sur... un trou noir. Or le noir, sur une 
photo prise au flash, cela signifie "distance". Derrière l'étroiture de 
l'entrée, il y a donc un espace plus vaste. Il faudra y retourner. Un 
jour. Plus tard, car mes aventures palpitantes vont m'entraîner ailleurs
 pour un certain temps. Avant de passer à autre chose, je dénomme 
intelligemment mes cavités n°1, 2, 3, 4 et 5. La plus prometteuse est la
 n°5. Juin 2009. J'avais presque oublié le trou noir. Il y a tant d'autres 
endroits passionnants à explorer dans les environs ! Mais il est revenu 
hanter mes pensées ces dernières semaines. Depuis quelques jours j'ai 
rongé mon frein dans l'attente d'un moment libre et me voilà de retour. 
Je contemple l'ouverture avec stupéfaction. J'avais oublié à quel point 
elle était MINUSCULE. Qu'est-ce que j'espère donc ? Soupir... Je 
grattouille mollement la terre pour élargir un peu le passage. 
Centimètre par centimètre. Le travail est lent et fastidieux car 
l'endroit est malaisé : un énorme rocher, tombé devant l'ouverture, 
empêche de s'installer confortablement et d'utiliser un outil à manche. 
Une heure passe. L'ouverture atteint maintenant les dimensions royales 
de 20 par 30. De quoi passer la tête et les épaules. Ca frotte de 
partout, mais je réussis à entrer le haut du corps. Ce que je vois me 
fait plaisir : l'étroiture ne mesure que quelques dizaines de 
centimètres de long. Au delà, le boyau s'élargit. La photo n'avait pas 
menti. Je fais des efforts pour calmer l'excitation qui monte en moi. De
 toute façon je n'irais pas plus loin aujourd'hui. Il serait trop risqué
 de tenter l'aventure tout seul. Marche arrière. La vie passe, emportant avec elle quelques mois fabuleux qui 
m'éloignent de mon terrier. Mais, sur l'arête d'un sommet mexicain, j'y 
repense. Je suis de plus en plus certain qu'il y a quelque chose 
d'intéressant là-dessous. Quoi ? Je ne sais pas. Je n'ose pas formuler 
tout haut ce que j'espère. Mais j'y crois. Septembre 2009. A la première journée libre dans mon agenda de 
rentrée, je fonce. Avec une intention ferme : cette fois je vais y 
entrer, dans ce trou, je vais savoir ce qu'il a dans le ventre. J'ai 
prévu le coup : j'emmène un ami, pour me tirer par les pieds si je reste
 coincé ! Nous expédions la marche d'approche au pas de course, le 
souffle court, déjà dans l'émotion. Nous voilà face a l'ouverture. 
Malgré mon travail de sape de la dernière fois, elle reste vraiment très
 étroite. Pour gagner encore quelques centimètres, nous grattons le sol 
avec les ongles. Et puis je tente le coup. La tête, les épaules. De 
profil... ça frotte. Impressionné, je ressors. Nouvel essai : je gagne 
encore quelques centimètres. Me voilà parvenu au point le plus étroit. 
Au delà, ça s'élargit. Nouvelle sortie. Allez, cette fois, c'est la 
bonne. Je pousse sur les pieds. Ca résiste, ça résiste... ça passe ! 
Déjà les parois s'écartent, le plafond remonte, la progression est plus 
facile. Le sol de terre plonge vers le bas. Je peux bientôt me 
redresser, progresser à quatre pattes, avancer vers cette zone noire que
 m'avaient révélé les photos. A la rupture de pente, je peux enfin 
apercevoir la suite de la galerie. Elle descend en pente douce sur 3 
mètres environ, en s'élargissant jusqu'à former un volume un tout petit 
peu plus large. Une belle colonne de calcite descend du plafond sur la 
gauche, quelques draperies ondulent à droite. Au loin, la 
galerie remonte en égrénant des gours à sec, ourlés de dentelles de 
calcite. 
 Au pied de la colonne, un objet aux formes biscornues repose sur le 
sol. A cette distance je ne peux pas identifier ce dont il s'agit, mais 
déjà, je comprends. Je sais. Cela fait des années que je rêve de cela. 
J'y suis tellement préparé que je crois ne ressentir aucune émotion. Je 
m'approche à quatre pattes, contourne l'objet pour en contempler l'autre
 versant. Trois trous noirs béants. Une face humaine. Février 2010. C'est la première fois que je reviens à la grotte. Il y
 a 6 mois, suite à ma découverte, j'ai transmis au Service Régional 
d'Archéologie (organisme dépendant de la DRAC, chargé de recenser et 
protéger les sites d'intérêt archéologique) une fiche descriptive, 
mentionnant lieu, date de découverte, schéma, descriptif des objets 
observés... Et puis, fier de mon travail, j'ai attendu qu'on me 
recontacte pour me féliciter, et qu'on me sollicite pour accompagner une
 équipe de savants à barbes visiter le site et confirmer son inestimable
 valeur. Mais les mois ont passé sans qu'aucun courrier officiel à 
lettres dorées ne soit déposé dans ma boite aux lettres. Je me suis 
impatienté, j'ai rappelé... le service était en grande restructuration, 
avec moult déplacement de personnels, dont ceux qui paraît-il  auraient 
dû traiter ma demande. On me demandait de patienter. Je patientais des 
jours, des semaines et des mois sans que rien ne se passe. Pour faire 
les choses bien, je m'interdisais de retourner à la grotte avant d'avoir
 eu une réponse officielle. Aujourd'hui, j'ai craqué : s'ils ne veulent pas venir, hé bien moi j'y vais. Il fait un froid de canard à l'entrée. Obligé de porter un épais 
sweat-shirt, je manque rester coincé dans l'étroiture. Angoisse : je 
suis seul, cette fois. Mais me voilà bientôt à nouveau au cœur de la 
terre. Il y fait doux. J'y reste un très long moment, seul dans le 
silence, l'obscurité et l'humidité, à observer, photographier, explorer.
 Je commence à prendre mes repères. De ce que je vois, il y a ici les 
restes d'au moins trois individus. Au bas de la pente de terre j'ai cru 
observer des fragments provenant de trois crânes différents - mais il 
n'est pas facile d'en être sûr : comment savoir si ce fragment arrondi 
est bien le rebord d'une orbite ou une autre partie de crâne, de moi 
inconnue ? Je suis en train d'apprendre les rudiments d'une archéologie 
intuitive de terrain. Près des crânes, il y a de gros ossements de 
membres : tibias, fémurs, etc... Tout à l'heure j'ai rampé jusqu'au fond
 de la galerie : elle est très inconfortable car elle se resserre 
progressivement. Il faut avancer en équilibre sur les rebords des gours 
pour ne rien abimer, il y a de quoi vous exploser les coudes et les 
genoux. Tout ça, bien sûr, en ne touchant absolument à rien. Les gours 
en question sont bourrés d'ossements. Des morceaux de membres, de côtes,
 des vertèbres, des dents... Pas de doute, il y a du monde là-dessous ! 
Le plus étonnant, c'est qu'ils sont tous cassés, comme si cela avait été
 fait volontairement.
 Comme j'aimerai voir arriver un archéologue, pour en savoir un peu 
plus. Qui étaient ces gens, à quelle époque vivaient-ils... De quand 
datent tous ces ossements ? De mes quelques connaissances archéologiques
 aux alentours, je déduis que cette sépulture pourrait logiquement dater
 de l'âge du fer, ou d'un peu avant. Mais si elle était beaucoup plus 
ancienne ? Si elle datait de périodes encore inconnues dans la région : 
mésolithique, paléolithique ? Je délire, ça n'est pas possible : il 
faisait trop froid à cette époque et à cette altitude. C'est si bon de 
rêver. Mais quand donc va-t-il venir, cet archéologue ? Mai 2010. Alors que je descends de scène à la fabuleuse "Nuit du 
folk" du Causse Méjean, un copain musicien me présente un autre copain 
musicien. On se dit trois bricoles de musiciens. Au détour de la 
conversation j'apprends que ce gars, à part de jouer de la musique, 
est... archéologue à la DRAC. Les choses arrivent rarement par là où 
on les attend. Tout s'enchaîne. Il vient visiter le site. Pas 
révolutionnaire, mais intéressant. Il y a deux alternatives : fermer la 
grotte pour la protéger, ou fouiller. Discussions à trois voix, avec les
 propriétaires du terrain. Moi j'ai envie d'en savoir plus , mais je 
n'ose pas trop intervenir : je ne me sens pas du tout légitime dans 
cette discussion. Les propriétaires optent finalement pour l'option 
"fouille". On y va !
 Enfin, façon de parler. La procédure d'obtention d'une autorisation 
de fouille est une sorte de fusée à plusieurs étages, qui doit voyager 
au travers de différents niveaux hiérarchiques et culminer au Ministère 
de la Culture avant de retomber - peut-être - sur Terre. De longs mois 
d'attente en perspective. On fera de la musique en attendant. Mai 2011. Une autre année a passé. Je suis retourné une ou deux fois à
 la grotte, rêvasser tout seul dans le noir. Mais aujourd'hui, c'est 
l'action, enfin. L'autorisation est arrivée. Nous voilà tous les deux 
devant la bouche noire, l'archéologue et moi. Pour commencer, il va 
falloir abaisser le niveau du sol de l'entrée. Pour pouvoir aller et 
venir plus facilement - c'est encore très étroit - et en profiter pour 
voir s'il n'y aurait pas des choses intéressantes là-dessous. Nous 
choisissons une aire à décaper, et le lent travail de grattage commence.
 Tant qu'il n'y a pas de vestiges manifestes, on peut estimer qu'on ne 
se trouve pas encore dans un niveau archéologique. On procède alors de 
manière grossière, ce qui permet d'avancer à la vitesse fabuleuse de 
plusieurs centimètres par jour. C'est un travail simple et répétitif, 
qui ne nécessite pas toute l'attention et permet aux pensées de 
vagabonder. Mon archéologue est un passionné. Il aime raconter ses 
fouilles et ses découverte, alors je travaille en l'écoutant, continuant
 à apprendre les rudiments de l'archéologie de terrain. En deux jours 
l'entrée est un peu plus praticable. Nous n'avons rien mis au jour 
d'autre que quelques pierres marquant - peut-être - l'emplacement d'un 
ancien mur destiné à boucher la grotte. Ah, et aussi : un tesson du 
XIXème siècle. Pas de doute : on n'est pas encore au niveau de base. 
Mais ça suffira pour l'instant. Nous allons maintenant nous occuper de 
l'intérieur. Juillet 2011. Ma saison de musique bat son plein, je n'ai pas pu 
retourner sur le chantier. L'archéologue a continué à avancer sans moi. 
Mais je continue à y penser. Un soir, après une animation "musique 
verte", je prends le chemin de la montagne et vais retrouver ma grotte. 
Le lieu a bien changé. Des fils sont tendus à angles droits sur le sol, 
pour permettre une cartographie précise. Au pied de la colonne, tous les
 ossements qui étaient apparents et mobiles, après avoir été notés sur 
le plan, ont été retirés. Le projet de mon archéologue est de les 
envoyer ensuite à une amie "anthropologue préhistorique", une sorte de 
déesse qui sait deviner des trucs pas possibles en observant des 
ossements : l'époque, l'âge, le sexe, l'état de santé... mais aussi des 
infos plus étonnantes : s'il a fait de la plongée, si deux squelettes 
sont de la même famille... j'ai hâte. L'archéologue a commencé à décaper
 le sol. Là-dessous ça grouille. Il y en a plein d'autres, c'est un vrai
 caveau collectif ! S'il faut fouiller l'ensemble du cône de terre qui 
coule depuis l'entrée, ça va être un sacré chantier ! Septembre 2011. Depuis juillet, le travail de fouille a été plus que 
fructueux. Délaissant momentanément le secteur de la colonne, 
l'archéologue a effectué un sondage plus proche de l'entrée. Il a décapé
 1 m² de surface, sur 10 centimètres de profondeur. Et là, des os, des 
os et encore des os. Les crânes sont soigneusement alignés sur les bords
 de la galerie, ce qui témoigne d'une stratégie de rangement bien 
organisée : lorsqu'on amène un nouveau corps, on range les ossements des
 précédents pour faire de la place. Cette petite grotte de rien du tout 
est devenue un caveau de famille plein de surprises : de 3 individus 
potentiels, nous voilà déjà à 12, et il en apparait de nouveaux à la 
moindre occasion. Allongé devant la fosse, mon archéologue m'expliquait 
l'autre jour un truc que j'ai déjà oublié quant tout à coup il s'est 
interrompu pour dire "Tiens ? Celui la, j'l'avais pas vu, dis-donc !" Il
 a grattouillé une forme vaguement symétrique quasiment invisible, et 
hop : le n°13 est apparu sous mes yeux émerveillés. Quelques jours plus 
tard, un second sondage a été ébauché à l'entrée de la galerie : encore 
du crâne ! Ce truc, ça va devenir une nécropole entière, si ça continue !Deux
 des crânes sont trépanés. C'est à dire qu'ils ont été troués 
artificiellement, du vivant de la personne concernée, et que cette 
personne a survécu à l'opération. On n'a recensé que quelques centaines 
de crânes trépanés en France. Plusieurs dizaines ont été trouvés dans 
plusieurs cavités du causse Méjean et du Sauveterre, comme à Baume Chaude.
 Pour la plupart, ces crânes ont été découverts au XIXème siècle. A 
l'époque, des archéologues amateurs en Queue de Pie et chapeaux haut de 
forme dirigeaient des équipes de fouille armées de pioches et de pelles 
pour sortir au plus vite les plus grandes quantités possibles de 
vestiges, en se focalisant avant tout sur les objets manufacturés, jugés
 plus valorisants que les ossements. Autant dire que la plupart de ces 
ossements ont été brisés en mille morceaux. Beaucoup ont disparu corps 
et bien, dans des collections privées ou pire encore, dans les déblais 
de fouilles. Seule une petite partie a atterri dans des musées locaux ou
 nationaux. Hélas : un objet perd énormément de sa valeur informative 
lorsqu'il n'est pas étudié dans son contexte sur le terrain. Ici, les 
deux crânes trépanés sont entiers, et à leur emplacement d'origine. 
C'est rare. 
 Octobre 2011. Mon archéologue n'avait, pour ce 
chantier, qu'une autorisation de sondage. En d'autres termes, il pouvait
 juste gratter une surface réduite pour "voir si ça vaut le coup". Si 
l'inventaire des ossements s'était limité aux quelques fragments de 
crânes qui trainaient sur le sol lorsque je suis venu pour la première 
fois, l'aventure aurait été amusante, mais probablement sans suite. 
Les dernières trouvailles ont peu à peu fait grimper la valeur de ma 
petite grotte. Il va falloir faire le point, voir où on en est, rédiger 
des rapports, demander de nouvelles autorisations...
 Novembre 2011. Voilà, c'est fini pour cette fois. L'un d'entre nous a
 bataillé avec une grosse pierre, il l'a poussée, tirée en ahanant, 
pendant qu'on le regardait faire, les mains dans les poches, en faisant 
des commentaires désobligeants. Finalement, la pierre a fini par prendre
 sa place tout naturellement, comme si elle avait été taillée sur 
mesure. Un peu de mortier est venu colmater les derniers trous. La 
grotte est scellée. Avec l'automne qui s'approche, les feuilles de hêtre
 vont rapidement s'accumuler sur la plateforme de terre et lui rendre 
l'aspect qu'elle avait en 2008. Plus personne ne pourra soupçonner la 
présence de la grotte, même les chasseurs les plus attentifs. Et si tout marche bien, si mon archéologue est convaincant avec sa 
hiérarchie, hé bien... au printemps il reviendra. Il balaiera les 
feuilles de hêtre, grattera le mortier, enlèvera la pierre, et on verra 
bien ce qui se passera ensuite. Janvier 2012. Remise du rapport de fouille. c'est l'occasion d'une 
petite fête réunissant les quelques personnes concernées par 
l'aventure... et des musiciens bien sûr. Tout y est, dans ce rapport : 
des plans, des photos, des commentaires savants. Ce dossier fait 
tellement sérieux : ma petite grotte y apparaît comme une VRAIE grotte 
archéologique. Si les cartes n'étaient pas accompagnées d'une échelle, 
on pourrait penser qu'il s'agit d'un site énorme, aussi prestigieux et 
fondamental que la grotte Chauvet. Je suis extrêmement fier. Mon 
archéologue n'arrête pas de me féliciter par ci, féliciter par là. Je 
fais mine de n'y être pour rien, mais je prends tout de même. Septembre 2012. L'automne est arrivé si vite. Entraîné vers des 
horizons plus lointains, je n'ai guère couru les Cévennes cette année. 
Ma grotte ne m'a plus occupé l'esprit, elle non plus : elle est restée 
obstinément scellée ! Les choses ne se sont pas passées comme nous les 
aurions souhaité : au vu des ossements trouvés, la hiérarchie a estimé 
que la poursuite de la fouille imposait la présence d'un anthropologue 
sur le terrain. La demande se comprend : une telle personne pourrait 
collecter le plus
 possible d'information sur place avant que la fouille ne dégrade 
inéluctablement 
le site. La déesse-anthropologue amie de mon archéologue serait 
ravie de venir faire le travail, mais voilà : toute déesse 
qu'elle soit, elle n'a pas le diplôme qu'il faut, ou alors elle n'écrit 
pas d'articles dans les revues scientifiques qu'il faut. Même si elle 
est hyper balaise, ça ne suffit pas aux yeux de l'administration. Il 
faudrait trouver quelqu'un d'autre. Par exemple, un anthropologue d'un 
service de l'état, comme le CNRS, qui pourrait travailler sur le projet 
en étant salarié par sa structure. Hélas, tout le monde se les arrache 
et leurs plannings de fouille sont généralement complets pour 
des millénaires. Le temps qu'ils se libèrent, ils pourront bosser sur 
des sites datant du XXIème siècle !!! Sans compter qu'ils travaillent 
tous sur des chantiers 
d'envergure qui pâlissent quelque peu l'intérêt de ma modeste grotte. Faudrait
 sinon trouver des sous pour payer quelqu'un... Mais la journée 
d'anthropologue préhistorique, ça va chercher loin, croyez-moi, et 
évidemment sur ce projet il n'y a pas un sous... Comment faire ?
 Perché sur une crête cévenole, la main en casquette au dessus des 
yeux pour me protéger du soleil agressif de l'hiver, je scrute l'horizon
 avec attention pour détecter si un éventuel anthropologue approcherait 
par le sud. Personne. Il va falloir attendre. Décembre 2012. Toujours aucun anthropologue à l'horizon. Ce 
personnage qui n'arrive jamais est en train de devenir pour moi une 
sorte de mythe. Pourtant, au cœur du mini hiver qui vient de s'installer
 sur les Cévennes, un fait nouveau et passionnant vient de se produire. 
Un crâne a été découvert à l'entrée de la grotte n°3. Ma grotte n'est 
pas isolée. Elle fait partie d'un ensemble. Il y a là l'ébauche d'une 
sorte de nécropole. Comment alors ne pas imaginer que les n°1, 2 et 4 
fassent elles aussi partie de cet ensemble ? Ces cinq cavités sont 
situées dans la même couche géologique, à quelques dizaines de mètres 
des distance les unes des autres. Il serait même possible, pourquoi 
limiter ses rêves, qu'elles communiquent par l'intérieur de la montagne,
 en une sorte de "gruyère sépulcral". Si c'était le cas, voilà qui 
placerait ma petite grotte banale au cœur d'un site régional 
important... Quelles perspectives passionnantes !
 Février 
2014. Au cœur de l'hiver cévenol, la nouvelle tombe sur les 
téléscripteurs. Une anthropologue du CNRS qui travaille sur des sites 
funéraires du Languedoc a appelé mon archéologue. Elle a entendu parler 
de ce petit site de rien du tout, et elle aimerait voir s'il correspond 
au type de sites qui l'intéressent. Si c'est le cas, elle propose de 
réaliser l'étude sur son temps de travail professionnel. Pour la 
science. Incroyable. Le rêve que l'on n'osait pas faire. Dans deux mois 
elle va venir, on va ouvrir la grotte, elle va la regarder, dire ce 
qu'elle en pense. Et peut-être, redémarrer le chantier !!! 7 juin 
2014. Nous sommes tous devant la grotte. Mon archéologue préféré, 
l'anthropologue du CNRS, une autre anthropologue amie de mon 
archéologue... L'ouverture de la cavité est absolument indiscernable 
sous les feuilles et la terre. Nous commençons par évacuer tout ça, et 
faire réapparaître le scellement de novembre 2011. Bigre, il paraît bien
 solide ! Armés d'une simple massette et d'un burin, nous entamons une 
bataille avec la montagne. Il nous faudra plus d'une heure et demi pour 
qu'enfin la petite dalle s'affaisse et laisse apparaître l'étroit 
couloir sombre que je connais si bien. Je m'y introduis le premier. 
C'est tout humide là-dedans, on sent l'hiver encore proche. Les trois 
zones de sondage sont toujours bien en place, tous ossements dehors. Je 
suis ému de retrouver mes amis et je passe un bon moment dans le silence
 à refaire connaissance. Puis je cède ma place à mon archéologue et son 
anthropologue. Celle-ci n'en même pas large. "Quand je travaille en 
grotte, c'est généralement plus large que ça !". Mais elle disparaît 
dans la bouche noire et pendant une demi-heure, là-dessous, les 
conversations et échanges de détails pointus vont bon train. Lorsque 
l'anthropologue réapparaît, tachée et décoiffée, elle a l'air convaincue
 : tout cela semble bien intéressant. Le temps que la seconde 
anthropologue et les amis visitent à leur tour le site, il est déjà 
temps de se préparer au départ. La grotte est à nouveau scellée (avec 
moins de zèle cette fois, pour faciliter une réouverture souhaitée 
prochaine), les feuilles remises en place. La grotte retrouve son 
anonymat. Mais cette fois, cela semble certain : nous reviendrons 
bientôt. Et cette fois, ce sera pour fouiller.19 janvier 2016. L'anthropologue s'est évanouie dans la nature. C'était trop beau. 
Sans doute est-elle retournée à de plus vastes grottes. La petite entrée
 restera scellée à jamais. Ou peut-être quelqu'un la redécouvrira-t-il 
dans quelques décennies, quelques siècles ? En attendant, les corps 
allongés dans le silence et l'obscurité garderont leurs secrets. 
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