Les portes des Cévennes

Par où entrer en Cévennes ? Il convient de bien choisir sa porte, car tout le reste en dépendra.

La corniche des Cévennes est, selon le sens dans lequel on la parcourt, la porte de l’envol, ou celle du retour au nid. Sur cet itinéraire à l’histoire fabuleuse, on marche sur les traces de centaines de générations de bergers nomades du néolithique, de préfets gallo-romains en route vers leurs villégiatures, de croisés à destination de Jérusalem et de troupeaux en transhumance… C’est l’itinéraire historique du passage des hautes Cévennes vers les plaines du Languedoc, et des plaines du Languedoc vers les hautes Cévennes. Il en a toujours été ainsi, et il en est toujours ainsi. De sorte que, lorsque de Saint Laurent je m’engage sur cette route, je sais, je sens que je pars pour un pays vraiment, totalement, fondamentalement différent du mien : la civilisation, avec ses bons et ses mauvais côtés. Le franchissement du col de l’exil entérine la chose. Bien au delà, la lointaine Anduze, officiellement surnommée « Porte des Cévennes » par des autorités touristiques incompétentes et ignares, est en dehors de mes Cévennes à moi.

Le village du Pompidou, sur la Corniche des Cévennes, vu depuis la can de l’Hospitalet encore enneigée

Parcourir la corniche revient à emprunter une fusée à plusieurs étages. A Saint Jean du Gard, on est encore totalement ailleurs. Peu après la sortie du village, une première côte mène au col Saint Pierre, vers 570 m d’altitude. Le schiste a fait son apparition, et l’on s’engage sur une longue section, itinéraire d’altitude à peu près horizontal qui plane loin au dessus des -enfin- vraies Cévennes (les miennes), sans cependant y être totalement immergé. Parcours hors du temps et de l’espace, c’est une sorte de sas qui permet de préparer son cœur à aborder le monde d’en haut. Les virages plutôt doux se fondent souvent dans une sorte de rêverie dont on émerge au village du Pompidou. Là, à grands efforts de lacets serrés, une seconde côte nous hisse jusqu’à un paysage totalement différent : la can de l’Hospitalet. Inattendues après les escarpements schisteux, de vastes perspectives planes marquent le retour du calcaire et de sa douceur. Par nuit de demi-lune, lorsqu’une brume légère monter des dépressions environnant la route, le voyageur y éprouve le vague à l’âme du retour à la maison… A l’Hospitalet, la roche en équilibre est toujours debout, je devine sa silhouette fantomatique sur fonds de résineux trop bien alignés. Je suis chez moi.

Vers le sud, le mont Aigoual constitue une autre frontière. C’est une porte singulière, vers laquelle généralement on se dirige sans pourtant la franchir. L’Aigoual fait penser à l’un de ces ponts reliant, par dessus un fleuve sombre et brumeux, les deux Allemagnes dans les années de guerre froide. Régulièrement y sont programmés des rendez-vous discrets pour échanger en douce des agents secrets surpris dans l’exercice de leurs fonctions. Des hommes en chapeaux mous et pardessus sombres arrivent de part et d’autre, avancent avec méfiance jusqu’au centre du pont, mènent leurs tractations avec un minimum de contact puis repartent chacun de leur côté. Aux beaux jours, ou à l’occasion des dimanches enneigés de janvier ou février, lozériens et gardois, ou touristes du sud et du nord montent patiemment les lacets des 3 routes qui mènent vers le sommet ou les pistes, se mélangent quelques heures puis se séparent sans un regard et retournent vers chez eux. Malgré la route qui existe, la porte n’est jamais vraiment franchie. A deux ou trois reprises seulement en plus de 10 ans j’ai eu réellement besoin de passer par là-haut pour me rendre en un autre endroit dans lequel j’avais besoin d’aller. Chaque fois le voyage a pris des dimensions d’aventures fantastiques lorsque la courbe de prise d’altitude s’est infléchie à l’approche du sommet, pour culminer quelques minutes tout proche du ciel, dans les alpages, avant d’entamer à regret le retour vers le monde des hommes. Il y a là un instant de dépaysement total, lorsque l’on aperçoit tout à la fois la Méditerranée briller au loin et tout le pays des Cévennes à nos pieds.

A l’Aigoual en hiver… la porte des Cévennes est parfois fermée

Le col de Jalcreste est la porte du Gard. J’ai toujours un léger malaise à l’emprunter. La route, élargie et ré-élargie sous la pression d’une circulation croissante, emprunte la vallée de la Mimente, autrefois écrin de sauvagerie cachée aux regards trop fainéants par des dégringolades de serres et de valats escarpés au pied desquels coulait une rivière glacée et cristalline réservée aux seuls poissons de montagne. Aujourd’hui, le ruban d’asphalte a taillé, ponté, coupé les méandres, et l’on circule loin au dessus de ce monde oublié, au milieu des camions qui filent indifférents dans un grondement de tonnerre. Passé le col de Jalcreste, la descente est, comme l’indique le nom de la vallée, une longue, longue descente vers le monde civilisé. Années après année, les avant-postes de cet univers, dont je ne raffole pas,  remontent lentement mais inexorablement, vers les hautes Cévennes, grignotant chaque année un peu plus un monde déjà réduit et qui va en s’amenuisant comme peau de chagrin. Entre Saint-Privat-de-Vallongue et Saint-Andéol-de-Clerguemort apparaissent les premières bâtisses de béton, encore discrètes dans les versants escarpés. Mais bientôt, passé le Collet-de-Dèze, elles se reproduisent, se développent, essaiment. Bien avant la Grand-Combe, le regard est mité de constructions bon marché, bien isolée de leurs voisines par des délimitations de territoires claires et dissuasives. Il reste des cœurs de villages traditionnels aux maisons serrées les unes contre les autres, mais ils sont bien discrets. C’est dans cet environnement que se font les derniers kilomètres avant Alès… En les parcourant, on redevient un homme du monde, pressé, indifférent, se préparant à entrer dans l’anonymat de la foule d’une grande ville.

Chaque fois que j’en ai la possibilité, j’évite d’emprunter cette porte.

Par la force des habitudes, Mende fait encore partie de mes Cévennes. Non que j’y retrouve des atmosphères et des paysages proches de ceux qui entourent mon village, mais il y a toujours des choses indispensables à faire dans cette ville que l’on ne peut réaliser dans les montagnes. Le causse de Sauveterre qui mène à Mende est donc la porte du dentiste et des démarches administratives. Pauvre causse de Sauveterre, il ne sort pas grandi de l’affaire, car pour rejoindre la capitale départementale on traverse ses magnifiques étendues grandioses et désolées dans une indifférence pressée, tout à l’optimisation du temps que l’on doit  passer en ville, pour retourner plus vite vers son chez soi. Au retour, la dent est soignée, les paperasses sont signées. Radio allumée,  l’esprit n’est pas plus présent qu’à l’aller. C’est souvent à l’Estrade, ferme située au rebord sud du causse, lorsque le vallon d’Ispagnac et les falaises du Méjean apparaissent soudain, grandioses, que l’esprit sort de la torpeur qui suit le soulagement de la mission accomplie : on est de retour !

Les gorges du Tarn sont la porte des touristes de masse. Les mois d’été y voient défiler des quantités invraisemblables de cars intégrant toilettes et écrans vidéo avec lesquels le croisement est une aventure dangereuse. Il s’y promène également des kayaks empilés par rangées de 4 sur des remorques brinquebalantes traînées par des véhicules 9 places chargés de familles en combinaisons de plongée. Les perspectives sont à couper le souffle, les petits villages typiques et restaurés dans le style se succèdent, les ouvertures de cavités à explorer sont si nombreuses qu’on croise des spéléos crottés sur le bord même de la route, pénétrant une bouche noire au pied de l’asphalte. Hors saison, il m’arrive de choisir cet itinéraire pour sortir des Cévennes en direction de l’ouest. A la différence des autres portes, celle-ci donne sur d’autres petits pays. Les régions auxquelles on accède de ce côté ne sont finalement pas si différentes des Cévennes, reculées, difficiles d’accès et peu peuplées. C’est sans doute pourquoi, malgré tout, la porte des gorges du Tarn reste synonyme de vacances…

Gorges du Tarn

Les gorges de la Jonte constituent la porte des touristes discrets. L’itinéraire est reculé, c’est une sorte de porte de derrière, longue et exigeante. La route serpente, profonde, à l’ombre des falaises fantastiques et escarpées des causses Méjean et Noir… Pour quelle obscure raison les gorges de la Jonte ne jouissent pas de la même renommée que celles du Tarn, de l’autre côté de la table insulaire du Méjean, je ne saurais le dire, car elles présentent les mêmes genres de paysages, peut-être en un peu plus fermés et austères. Mais l’esprit y est différent, les touristes sont moins nombreux, répartis en petits campings relativement discrets. Les hameaux retapés semblent moins factices, plus réels… Sur cet itinéraire, le passage du col de Perjuret marque une étape majeure, au delà de laquelle déjà les Cévennes se laissent oublier à l’arrière.

Le col de Finiels est la porte du grand nord. On n’y passe jamais par hasard : il faut escalader le Mont Lozère quasiment jusqu’à son sommet, par une route de montagne qui n’a pas encore subi les assauts de l’élargissement… Pas de cars donc, ni de camions, mais de nombreuses voitures immatriculées 48. La plupart du temps, le col est un objectif en soi : arrivés là-haut on chausse les skis de fonds ou on part en balade – cueillette de myrtilles vers le pic Finiels. De là-haut, on aperçoit très loin vers le sud les deux tours du relais télé du Mont Aigoual. Ces deux là sont tout à la fois amis et concurrents. De Florac, la question se pose souvent aux amateurs de balades d’altitude : Aigoual ou Lozère ? La réponse dépend de la météo, de l’humeur du jour… La redescente de l’autre côté du col de Finiels mène vers des lieux dans lesquels on ne va pas par hasard. Il faut y avoir quelque chose à faire, y être invité… Ce ne sont jamais des lieux lointains, car en ce cas on préfèrera les portes de Mende ou d’Alès, qui y mèneront plus rapidement par des itinéraires conçus pour rouler… Finiels est donc une porte qui mène dans la proche banlieue nord des Cévennes, jamais au delà.

Et puis il restes plein de toutes petites portes, variantes des précédentes, chemins de traverses ou itinéraires buissonniers que l’on ne peut pas décemment prétendre emprunter par efficacité. Ne prévaut que le plaisir de se retrouver immergés dans la Cévenne profonde. Il y a la traversée du causse Méjean vers l’est, la vallée française vers le sud-est, le col de la croix-de-Berthel vers l’est…

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