Jour J
Tous les jours, à la colonie de Barre, Jean et son équipe écoutent Radio-Londres. Le fameux « Les français parlent aux français » qui introduit les émissions les remplit d’énergie, mais ce n’est pas cela qu’ils attendent : aux informations, à 13 heures, 17 heures et 21 heures, il y a les « messages personnels » : des phrases codées à destination des résistants. Chaque message, généralement une petite phrase apparemment anodine, annonce ou donne le feu vert à une opération : sabotage, débarquement… ou parachutage. L’équipe de Jean guette trois messages différents, correspondant aux trois terrains possibles. Pour Quincaille, la phrase est « Marguerite aime toujours les grosses carottes » .
Depuis le début du mois de juin 44, l’équipe écoute donc la radio tous les jours. On écoute matin, midi et soir, on écoute avec impatience et espoir … mais sans succès ! « Leurs » messages personnels ne sont jamais prononcés. L’équipe est très déçue, surtout après le débarquement du 6 juin ! Il se passe tant de choses importantes, là-haut dans le Nord, et pendant ce temps ils sont inactifs… on dirait que les alliés ne veulent pas les armer.
Enfin, tout début juillet, le message tant attendu est diffusé à 13 heures. Aux infos suivantes, l’équipe se rassemble autour du poste et écoute avec ferveur et excitation. Le message est rediffusé, leur mission est donc confirmée. Heureusement, cette fois, « leur » phrase est prononcée !
C’est le branle-bas de combat. Jean fait prévenir les membres non permanents de l’équipe. On s’est entendus à l’avance : dès qu’untel au Pompidou ou à Biasse a le message, il avertit les plus proches, et de loin en loin tout le monde est mis au courant. Chacun enfourche son vélo et pédale vigoureusement en direction du plateau. Pendant ce temps, Henri Roume charge le matériel nécessaire (projecteurs, accumulateurs, câbles…) dans sa camionnette gazogène et prend le chemin du col. Tout le monde se retrouve vers 22 heures au col du Rey. Là, on commence par se concerter. Il faut organiser deux groupes.
Une première équipe, composée de gars qui ont une bonne habitude des armes, restera au col. Son rôle sera de sécuriser l’accès au terrain en contrôlant l’entrée de la piste de Ferrière qui y mène. Dans la pente située au dessus de la route de Florac, à quelques mètres de la ferme du Rey, ils installent un poste de défense fortement armé. En plus des fusils FM, deux mitrailleuses lourdes sont mises en batterie. Si jamais une patrouille allemande devait arriver par là, « elles se seraient fait entendre », commente Jean en riant. Heureusement, tout cet arsenal n’a jamais eu à servir…
La seconde équipe prend la piste de Ferrière pour rejoindre Quincaille et mettre en place le terrain. La procédure est précise, tout le monde sait ce qu’il doit faire. Pour être précis dans leurs parachutages, les avions devront voler le plus lentement possible, en faisant leur approche face au vent. On commence donc par repérer la direction du vent. Ce sera l’axe général du terrain, que l’équipe matérialise grâce à un balisage composé de trois projecteurs alignés (numérotées 1, 2 et 3), espacés de 100 à 150 mètres. L’avion devra s’aligner sur cet axe et larguer ses colis au dessus du projecteur n°2. Perpendiculairement à cette ligne, un second axe plus court, la « directrice », part du projecteur n°3 et rejoint un quatrième projecteur, à 50 mètres de là, qui servira à émettre en morse le code du terrain.
A la guerre comme à la guerre, les projecteurs sont bricolés avec des phares de voiture reliés à deux caisses d’accumulateurs. Lorsque tout est en place, le dispositif est soigneusement testé, et puis l’attente commence.
L’équipe se disperse en petits groupes, au hasard des affinités et des dernières tâches. Le silence s’installe, dans une certaine sérénité. S’il y avait le moindre risque, l’équipe du col du Rey viendrait les avertir, alors on se sent en sécurité. Cette attente tranquille, dénuée d’angoisse, Jean se la rappelle comme un bon moment, qui donnait son sens à toute l’action.
Certaines nuits, l’attente se prolonge. Il ne se passe rien et l’équipe comprend que la mission a été annulée. Plus d’une fois, on entend un bruit d’avion, mais il ne s’approche pas : il n’a pas confiance, ou alors il est déporté vers un autre terrain. Une nuit, l'équipe de réception a fini par s’endormir. C'est le bruit d’un avion anglais à ras de terre qui réveille tout le monde en sursaut !
Lorsqu’on entend l’avion, on allume le balisage, et Jean commence à émettre le signal. Ah, cette lettre « R », on peut dire qu’il la connaît par cœur à force de la répéter nuit après nuit. Mais ce n’est pas si facile de communiquer par signaux de lumière ! Depuis des semaines, on a promis à Jean qu’il recevrait bientôt une radio pour parler en direct avec les pilotes des avions : « La semaine prochaine vous l’avez ». Mais la radio n’est jamais arrivée, alors Jean continue à faire des signaux avec son projecteur n°4 !
De loin, le pilote repère les trois feux principaux, s’aligne dessus, lit la lettre émise par Jean pour vérifier si tout est normal, répond, et refait un tour de terrain. Au second passage il abaisse son altitude à 150 ou 200 mètres et sort ses volets pour réduire sa vitesse au minimum... Il passe le premier feu puis, à la verticale du second, il largue son chargement.
Tout se passe très vite. Les pilotes sont mis à rude épreuve et connaissent des succès variables : certaines livraisons tombent pile au milieu du terrain, d’autres sont éjectées bien trop tard et vont se perdre tout là-bas, au delà des arbres, dans les premières pentes du vallon du Briançon. Il faudra ensuite courir des heures dans les bartas pour récupérer la marchandise !
Les membres de l’équipe de réception ont vite pris l’habitude de se moquer des pilotes imprécis : « T’as vu ce largage ? Ouh, c’était un américain, ça ! ». Les anglais, par contre, sont crédités d’une grande précision.
Pendant ce temps, dans les hameaux des alentours, on écoute. A vrai dire, la population des environs peut quasiment suivre les parachutages en direct car l’opération fait un boucan infernal. Les avions, des Dakota, des Halifax ou des Libérator selon les cas, sont d’énormes bombardiers quadrimoteurs à la puissance monstrueuse. Leurs deux ou trois passages de reconnaissance, qui les amènent parfois jusqu’au dessus du col de Montmirat, voire de Mende, réveillent tout le sud-Lozère. Et lorsque, après chaque largage, ils remettent les gaz à fonds pour reprendre de l’altitude et de la vitesse, la montagne vibre jusqu’au fond des vallées... autant dire que les autorités allemandes, elles aussi, savent parfaitement quand un parachutage a lieu.
Marceau Jouve avait 10 ans. Il raconte que "cette nuit là", il avait entendu des avions tourner tout proches dans le ciel. Intrigué, il s'était mis à sa fenêtre, mais ses parents lui avaient dit de se recoucher et de ne pas s'occuper de tout ça. Dans son souvenir, il n'y a eu qu'une seule nuit... une sorte de condensé des opérations dans sa mémoire d'enfant ?
A raison de 2 à 3 colis à la fois, un parachutage complet peut nécessiter 2, 3 voire 4 passages, et cumuler jusqu’à 5 tonnes de matériel. Certaines nuits il peut y avoir deux avions l’un après l’autre. Un soir, deux parachutages différents sont même prévus, à Quincaille et à Tribunal. La situation est inédite et compliquée, il faut organiser deux équipes, se séparer… Finalement, aucun avion de viendra sur Tribunal, les hommes n’y trouveront « que des sangliers ».
Parfois les choses ne se passent pas du tout comme prévu et il faut improviser. Dans la nuit du 31 juillet au 1er août 44, c’est le premier parachutage programmé à Balzac. Il y a un brouillard incroyable, on n’y voit pas à 5 mètres. Par acquis de conscience, l’équipe prépare tout le même le balisage. Le silence règne… un bruit de moteur approche par l’Aigoual, Jean donne l’ordre d’allumer les feux. L’avion tourne, tourne, comme s’il cherchait le terrain sans le trouver. Soudain, Jean aperçoit, planqués autour du terrain, des gars qui ne font pas partie de son équipe… à coup sûr les membres d’un maquis du coin, qui attendent tranquillement que les armes tombent du ciel pour les chiper à leur profit. C’est bien le problème : tous les groupes résistants correctement immatriculés et reconnus sont informés des opérations, tout ça manque de discrétion ! Jean réagit sans hésiter : « On plie boutique et on s’en va ! ».
L’avion s’éloigne finalement vers le sud. Le parachutage est terminé. Dans le silence revenu, l’équipe se précipite pour récupérer les « colis ». Ils sont éparpillés sur plusieurs centaines de mètres, encore accrochés à leurs parachutes qui gisent étalés dans l’herbe. Il faut les mettre au plus vite à l’abri des regards indiscrets. Lors des premières opérations, les containers ont été portés ou trainés à la main. 200 kilos à se farcir, c’est très, très lourd, il faut être 4 au minimum et ça ne va pas vite. Heureusement, plusieurs familles des hameaux de Ferrière, du Bosc et des Bouars sont rapidement entrées dans la combine. Dès qu’ils entendent les avions tourner, ils « joignent les bœufs », ils attellent le char et ils rappliquent dare-dare à Quincaille. Pour être discrets, ils ont soigneusement huilé les essieux, et emmailloté les sabots et les cloches de vieux chiffons… A raison de 2 ou 3 containers par charretée, ça va nettement plus vite ! Cette participation active et bienveillante des populations avoisinantes, Jean sait qu’elle a été indispensable au succès des opérations, et il ne l’oubliera jamais. Il y est d’ailleurs pour quelque chose : pendant les mois de préparation du projet, il a circulé dans les hameaux. Il a pris le temps de parler avec les gens qui vivent là, il a su gagner leur confiance en leur parlant ouvertement du projet qu’il préparait, et le moment venu c’est naturellement que l’entraide s’est mise en place.
Tout est transporté à l’abri de la forêt proche. Là, dans la nuit finissant, les containers sont ouverts et leur contenu est inventorié. Il y a principalement des armes. Des mitraillettes, très précieuses pour les maquis. Il y a aussi, hélas trop rarement, des bazookas : pas plus d’un ou deux par parachutage. Alors lorsqu’on en découvre un dans un container, c’est le bonheur !
Les containers apportent aussi des explosifs, pour les opérations de sabotage. Le plastic, d’invention toute récente, est simple à utiliser (il ressemble à du mastic) et d’une grande puissance. Problème : au bout de 3 ans il devient instable, et a parfois tendance… à détonner trop facilement ! Comme aucune date n’est indiquée sur les paquets, les gars de Quincaille n’aiment pas trop en recevoir : comment savoir si ce truc ne va pas leur péter à la gueule durant une simple manutention, voire lorsque le container percute le sol ? Heureusement il n’y a jamais eu de problème.
Et puis il y a les munitions. Souvent, elles sont totalement mélangées et il faut tout retrier à la main ! Il y en a même qui ne correspondent pas aux armes livrées.
Y a-t-il eu de l’argent dans les containers ? J’ai plusieurs fois entendu affirmer (uniquement par des gens trop jeunes pour avoir participé aux événements) qu’il en arrivait par les parachutages. Cette affirmation était parfois accompagnée d’un léger soupçon sur le fait que cet argent serait réellement arrivé jusqu’aux maquis. Jean est tout à fait clair sur ce sujet : jamais aucun argent n’a été reçu à Quincaille ! C’est une des légendes urbaines du parachutage !
Pendant qu’une partie de l’équipe fait l’inventaire, les autres nettoient le terrain. L’opération ne laisser aucune trace visible. Certes, la région est maintenant relativement sécurisée, il n’y a plus d’allemands dans les environs, mais tout de même : au petit matin, il arrive qu’un "mouchard" vienne survoler les environs pour essayer de repérer le terrain... Les câbles électriques sont roulés, les projecteurs rangés. Les parachutes sont soigneusement pliés et emmenés pour entamer une seconde vie . Quant aux containers vides, ils sont entassés à l’abris des regards, dans un coin de forêt… mais ils n’y restent jamais bien longtemps, et disparaissent « mystérieusement » pour réapparaître ici et là, par exemple dans les bergeries des alentours où ils sont coupés en deux pour servir de mangeoires.
Le temps d’inventorier et de faire le ménage, l’aube est là. Déjà, le camion des FTP du Collet de Dèze, chargé de récupérer le matériel, approche sur la piste du col du Rey. Le matériel y est prestement chargé et entame son voyage vers les différents maquis des environs.
Certains jours, le « message personnel » de la BBC qui annonce un parachutage est prolongé d’une phrase codée, : « et 3 amis viendront vous voir ce soir ». Branle-bas de combat : des agents vont être parachutés. Réceptionner des hommes, ce n’est pas la même affaire que des armes !
D’abord, sauter dans la nuit sous un parachute ne va pas sans risque : sur d’autres terrains, certains se sont déjà fait mal à l’atterrissage !
Mais surtout, autour des agents parachutés plane… une sorte de mystère : on sait juste qu’il s’agit d’officiers supérieurs américains, anglais ou français, qui sont en mission. Mais… qui sont-ils vraiment, pourquoi viennent-ils ? Aux yeux des jeunes de l’équipe de Quincaille, ils sont auréolés d’une aura particulière. Ils sont bizarres, « différents »… trop grands, trop « étrangers »… et pourtant ils parlent tous un français impeccable ! Et puis ils sont trop secrets : ils se méfient de tout le monde, veulent tout savoir et ne disent rien ! Même les noms de leurs missions entretiennent le mystère avec leurs codes incompréhensibles, comme « SLR3 isotrope 4SFU ».
Si le contact n’est pas toujours chaleureux entre les agents parachutés et l’équipe, il arrive tout de même que la glace se brise. Lorsqu’on amène les arrivants à la colo de Barre pour leur donner à manger avant qu’ils ne partent vers leur destination finale, l’ambiance d’un repas partagé aide les relations à se détendre un peu. Un jour, Jean aura l’occasion d’aller un peu plus loin encore : un agent américain parachuté doit rejoindre un maquis de 700 personnes en montagne noire. Jean l’emmène sur sa moto. Il a fait de l’anglais au Bac, mais son bagage se révèle insuffisant pour percer les mystères de l’accent américain. Pour se comprendre, ils s’écrivent des petits mots, comme des amoureux ! A l’occasion d’une autre mission, un officier français avait été parachuté. A peine au sol, il se précipite vers Henri Roume fils, tout proche, et l’embrasse avec effusion : il était si heureux d’être de retour en France !
***
Après les premiers et rares parachutages du début de juillet 44, le rythme s’accélère. A partir du mois d’août ils se succèdent au rythme d’un tous les trois jours environ. Quincaille tourne à plein régime, envoyant par tonnes des armes vers les maquis cévenols. Et puis, peu à peu, les opérations s’espacent. Début septembre 44, à la colo de Barre-des-Cévennes, l’équipe continue à écouter Radio-Londres, mais voilà déjà plusieurs jours qu’aucun message ne leur a été adressé. Jean comprend. Les allemands ont déserté les Cévennes, leurs armées se replient, suivies de près par les alliés. Les maquis ont commencé à se dissoudre pour les rejoindre. Il n’y a plus besoin d’armes. Les parachutages sont terminés ! Quincaille a bien joué son rôle : entre le 10 juin et le 10 septembre 44, 25 avions ont survolé le terrain, larguant 53 containers, 42 paquets et 7 agents.
Ce sont des journées étranges pour ces hommes. Dans leurs cœurs se mélangent le soulagement de voir le risque s’éloigner, mais aussi le regret à comprendre qu’ils ont sans doute vécu les heures les plus fortes de leurs vie, celles durant lesquelles il n’y a pas de place pour le doute…
Jean décide d’aller rendre visite à ses parents. Il ne les a pas revus depuis juillet 43, et il est temps de les rassurer. Il fait le voyage à Polimies sur une moto de la résistance. Les parents sont très surpris, mais surtout heureux et soulagés : sans aucune nouvelles de lui, ils craignaient qu’il lui soit arrivé malheur. Leur positionnement du début de la guerre a évolué, ils sont fiers de leur fils et de son engagement. Malgré tout, c’est un sujet dont ils ne reparleront que peu, avec beaucoup de pudeur. Retour à Barre. L’équipe de Quincaille va se disperser à son tour. Avant le départ, la population du village a souhaité offrir un repas à tous ceux qui ont participé à l’aventure. La fête s’organise aux « Ormes », replat situé à l’entrée ouest du village, en face des bâtiments de la colonie qui a abrité Jean et ses collègues durant deux mois. Toute l’équipe de réception est là, bien sûr, mais également de nombreuses personnes impliquées dans les maquis alentours, ainsi que les gens du village et autour, qui avaient suivi les opérations avec intérêt. Jean a un petit appareil photo avec lui. Ce jour là, il le confie à un participant et l’événement est immortalisé sur la seule et unique photo qui nous reste de l’épopée Quincaille.
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