Une « chèvre d’or » cévenole
Naguère
à Barre-des-Cévennes, on racontait qu’une « chèvre en or »
était cachée dans un souterrain reliant le Castelas de Barre au
Château de Terre-Rouge
situé sur la Can de l’Hospitalet, à proximité de la grande route
Nîmes-Saint-Flour. L’entrée de ce souterrain se trouverait sur
le Castelas au fond d’une grotte.
Cette
légende n’est pas propre à Barre. Claude Seignolle dans son
« Folklore
de la Provence »
relève la haute fréquence de ce thème dans l’espace occitan et
notamment provençal. Dans ce légendaire, la quête de la chèvre
d’or est presque toujours dangereuse, périlleuse voire mortelle.
Seignolle souligne en effet que « la chèvre
à la toison d’or »
mène « à
la mort l’homme assez audacieux pour essayer de la suivre ou de
s’emparer d’elle »
et il donne plusieurs exemples de destinées tragiques. De son côté,
à la suite de ces enquêtes orales en Cévennes et en Provence,
JeanNoël Pelen conclue que « la
présence de la chèvre d’or est presque toujours liée à des
vestiges historiques, religieux mais le plus souvent profanes,
représentant les anciennes puissances : vestiges romains, châteaux
médiévaux, souvenirs de sarrasins
».
Mais
à Barre-des-Cévennes, la légende s’appuie sur un fait divers
assez extraordinaire qui a probablement disparu de la mémoire
collective à la fin du XIXe
siècle.
En
1874,
les deux instituteurs de Barre - un protestant et un catholique -
répondaient à une enquête
sur la géographie et l’histoire de leur commune. Le premier
écrivait
: « Voici une anecdote
au sujet des minéraux
qui me paraît digne d’être rapportée : il y a environ cent ans
qu’un nommé Figuière
habitant Barre, sur la prédiction de quelque prétendu sorcier
qui sans doute faisait allusion à une ancienne tradition
portant qu’une
statue de chèvre en or
avait été
cachée dans Barre par les druides,
lui fit croire que cette statue
était enfouie dans sa maison bordant la route N° 9. Ce Figuière y
fit creuser un puits et arrivé à 25 mètres de profondeur, la corde
qui servait à sortir les déblais s’étant rompue, le dit Figuière
qui travaillait au fond du puits y fut écrasé. Dès lors, les
fouilles furent abandonnées et la chèvre est encore à découvrir
».
L’autre
instituteur, tout en paraphrasant son confrère, apportait des
précisions supplémentaires : « Voici à propos de mines, un
fait
moitié plaisant, moitié tragique qui paraît digne d’être
rapporté : il y a cent ans environ un prétendu sorcier
s’appuyant sur une antique tradition, aux termes de laquelle une
chèvre d’or
aurait été cachée par les druides
aux environs de Barre, persuada un nommé Figuière
que cette statue d’or se trouvait enfouie dans l’emplacement de
sa maison. Il lui dit : « Figuière
quand mouriro, la cabro se troubaro » ,
c’est à dire en français "Quand le figuier mourra, la chèvre
se trouvera". Sur ces indications, Figuière fit creuser un
puits qui atteignit jusqu’à 25 mètres de profondeur, mais à ce
point la corde qui servait à sortir les déblais s’étant rompue,
Figuière qui se trouvait au fond du puits fut tué. Figuière était
bien mort mais la chèvre était et est encore à découvrir.
Peutêtre fautil voir dans cette légende,
l’indice que dans les siècles passés des puits de mines avaient
été creusés en cet endroit. Il est certain en effet que ce puits
existe et qu’il est creusé non loin des sources de l’un des
Gardons des Cévennes lesquels roulent, comme chacun sait, des
paillettes d’or ». Pour ces instituteurs, l’anecdote
(ou le fait)
est bien une légende.
Manifestement,
ces deux instituteurs ignoraient la réalité de cette histoire
dramatique. En effet, Louis Cestin, un bourgeois protestant de Barre,
avait noté, au milieu d’un livre de compte,
le fait suivant :
« Le
sieur Granier, marchand de Nîmes,
natif de SaintHippolyteduFort, se mit en tête de chercher le
trésor
que Nostradamus
a dit, dans ses prophéties, être dans la maison du sieur Bonnet de
Barre. Il commença le mois de mai 1762. Le 9 juin, jour remarquable
par la catastrophe
qui arriva, le sieur Figuière,
gendre du sieur Bonnet et alors propriétaire de cette maison y périt
avec un maçon du côté du Vigan. Celuici que l’on montait avec
une corde qui ne fut pas bien attachée tomba sur ledit Figuière qui
était dans le creux qui avait 42 pans [environ 10,50 mètres] de
profondeur et fut écrasé. Ce trou fut recomblé et l’ouvrage
suspendu jusqu’au mois d’octobre suivant que le sieur Granier,
acharné, fit rouvrir et l’a continué à gros frais et enfin
l’ayant abandonné, la nommée Marion
de Nîmes avec deux Allemands
qu’elle a gardés plus d’un an a fait creuser plus de [en
blanc]
pieds et l’ont enfin abandonné le [en
blanc]».
Le
registre paroissial
tenu par le curé Sarrasin confirme la mort de cet ouvrier :
« Jean Bertrand, maçon du lieu d’Espériès, près Le Vigan,
est mort le 9 juin 1762 et a été enseveli dans le cimetière de la
paroisse de Barre au diocèse de Mende le 10 du même mois ».
Il est surprenant que le curé n’ait pas indiqué la cause du
décès; mais il est vrai que les curés de Barre qui tenaient ces
registres n’avaient pas pour habitude de noter les événements
extra-ordinaires.
Le décès de Figuière ne
figure pas dans ce registre tout simplement parce qu’il était
protestant. Depuis les années 173539, les protestants barrois (on
disait alors les N.C. ou Nouveaux Convertis) refusaient massivement
la sépulture catholique; les décès des N.C. étaient enregistrés
par les pasteurs (semi clandestins) qui tenaient leurs propres
registres.
Or, nous savons que Figuière était un protestant
“opiniâtre”
qui avait refusé de faire baptiser ses enfants à l’église.
Ainsi en 1753, le curé Sarrasin avait noté « Le sieur
Figuière a refusé un enfant pour baptiser ». Les relations
entre les deux hommes ne devaient guère être bonnes ; c’est
peut-être la raison pour laquelle le curé n’a pas pris la peine
de relever la mort accidentelle de ce maçon. Relevons par humour
qu’un catholique écrasant de son poids un protestant, ça ne
s’invente pas !
Une autre confirmation de
la réalité de ce fait-divers nous est fournie par une plainte
déposée devant le juge seigneurial de Barre :
« Entre Gaspard Chorie, Frédéric Huitelme et Christophe
Pernère, mineurs
du bourg de Sainte-Marie-aux-Mines en Alsace,
province du même nom, habitants au lieu Barre, demandeurs par
exploit de Gout, huissier, du 29 mars 1764 dûment contrôlé, à ce
que Louis Garnier [pour Granier], négociant dudit Barre, soit
condamné à leur payer la somme de 637 livres 10 sols qu’il leur
doit, à savoir audit Chorie 248 livres pour le prix de 12
semaines
qu’il a travaillé à la recherche du trésor
ou mine
que ledit sieur Garnier faisait chercher audit Barre à raison de 4
livres par semaine, audit Huitelme 197 livres 10 sols, savoir 172
livres pour le prix de 43
semaines
sur le même pied de 4 livres chacune qu’il a aussi travaillé à
la dite mine
ou trésor
et 25 livres 10 sols pour argent verbalement prêté et audit Pernère
192 livres, savoir 144 livres pour le prix de 36
semaines
au même pied de 4 livres par semaine qu’il a travaillé de même à
la dite mine
et 48 livres pour argent verbalement prêté, toutes lesquelles
sommes jointes font le totale (sic) de 637 livres et 10 sols ». Le
même jour, François Puech, maréchal, sans doute enhardi par
la démarche des trois Alsaciens, réclamait à Garnier la « somme
de 247 livres 7 sols » pour « fournitures et ouvrages
fait de son métier de maréchal à l’occasion de la recherche du
trésor
ou mine ».
Au total, la dette du « sieur Garnier » s’élevait à
884 livres et 17 sols.
La relation de Cestin est
donc confirmée, pour la seconde fois, par ce document bien qu’elle
ne coïncide pas exactement avec ce procès-verbal. Les deux blancs
du texte intriguent et ne permettent malheureusement pas de dater
avec exactitude la fin des travaux et la profondeur du puits. Louis
Cestin parle d’ « Allemands » alors qu’il s’agit
d’Alsaciens. Mais on sait que l’Alsace ne fut complètement
intégrée à la France qu’à la Révolution Française. Il
mentionne « deux Allemands » alors que le document
judiciaire fait état de « trois » mineurs. Enfin, il
laisse entendre que ces « Allemands » travaillaient sous
la direction non pas de Garnier mais de « la nommée Marion ».
Cet ensemble documentaire
soulève un problème quant à la chronologie exacte des travaux et
de leur(s) commanditaire(s). Il semble bien que les recherches se
soient définitivement achevés au premier trimestre de l’année
1764, soit presque deux ans après l’accident ! Louis Cestin, à
l’évidence, n’a pas rédigé cette histoire sous le coup de
l’émotion mais bien plus tard lorsque Marion, de guerre lasse, a
abandonné définitivement la recherche du trésor. Deux indices (la
place - surprenante - de la relation dans le livre de comptes et la
couleur de l’encre) permettent de dater cette rédaction du milieu
de l’année 1764 [mai-juin ?]. La plainte des trois mineurs suggère
comme date limite de la fin des travaux : le mois de mars 1764. On
imagine mal les mineurs poursuivant leur tâche alors qu’ils ne
sont plus payés depuis de très nombreuses semaines. L’affaire
aurait pu se dérouler ainsi : dans un premier temps (de mai au début
juin), seuls Figuière et son maçon catholique étaient à la
recherche du trésor sur les conseils insistants de Garnier. A la
suite du tragique accident, Garnier reprend les travaux avec des
ouvriers barrois (d’octobre 1762 à janvier ou février 1763 ?).
Après avoir abandonné le chantier, la dénommée Marion prend alors
le relais en faisant venir de SainteMarie-aux-Mines (une cité
alsacienne et calviniste
comme Barre) des professionnels, des mineurs : Chorie d’abord, puis
Huitelme et enfin Pernère (de mai 1763 à février ou mars 1764 ?).
Chorie et Huiltelme semblent avoir travaillé de concert (10 mois
pour l’un et 9 mois pour l’autre); cela expliquerait la relation
de Louis Cestin qui ne mentionne que deux mineurs. Pernère ne serait
venu qu’à la fin (pour 3 mois). Le commanditaire de toute cette
affaire semble avoir été Granier/Garnier : la plainte des mineurs
est en effet dirigée contre lui et non pas contre Marion. Il est
probable qu’elle a été la « femme de paille » de
Granier pour des raisons que l’on ignore.
Il faut revenir sur les
deux blancs qui figurent dans la relation de Louis Cestin. Ce
personnage, ancien marchand de laine, seigneur de Fontanilles et
propriétaire foncier, étaitil un maniaque de la précision ? Il
nous donne en effet la profondeur du « creux »
et la date exacte de l’accident. Ces deux précisions s’expliquent
aisément : Louis Cestin habitait exactement en face de la
maison Bonnet-Figuière (Là où se trouve aujourd’hui l’épicerie
de Barre).
Les deux maisons sont
toujours visibles au centre du village sur la place centrale de la
Madeleine. Quelques belles fenêtres à meneaux soulignent le
caractère bourgeois de la grande demeure Bonnet qui s’ouvre sur la
rue par deux belles arcades. Louis Cestin était donc aux premières
loges quand est survenue la catastrophe du 9 juin 1762. Scrupuleux,
il aurait préférer laisser un blanc plutôt que d’inscrire des
données inexactes ou trop approximatives. Il a bien écrit
« abandonné
le... »
et non pas « en ».
Il comptait donc bien indiquer le jour, le mois et, peutêtre même,
l’année comme il l’avait fait pour la date de l’accident. On
peut se livrer à la même réflexion pour la nouvelle profondeur
atteinte par les mineurs alsaciens. Peutêtre at-il été trahi
par une mémoire défaillante ? Quoi qu’il en soit, en 1762, on ne
cherchait pas une « chèvre
d’or »
mais tout simplement un « trésor »
en creusant un puits de « mine ». Quelle mouche avait
donc piqué ces Barrois ?
La lecture de l’ouvrage
de Nostradamus (ô combien fastidieuse n’en déplaise à ses
laudateurs !) permet de vérifier que le célèbre Provençal ne
mentionne ni Barre, ni le sieur Bonnet. Mais les prophéties de
Nostradamus sont tellement vagues que n’importe quel farfelu est
capable d’en tirer l’interprétation qu’il souhaite. Granier
étaitil à ce point obsédé par la quête de ce trésor ? Il faut
bien croire que oui pour arriver à persuader Figuière de creuser un
puits dans le sous-sol de sa maison. L’infortuné Barrois était
vraisemblablement tout aussi crédule. Une autre raison a pu pousser
nos Barrois à entreprendre ce chantier ; un des instituteurs
mentionnés plus haut le rappelle incidemment à propos des Gardons.
Nos
Cévenols savaient depuis longtemps que leurs rivières « roulaient
des paillettes d’or ». Les auteurs de l’Antiquité avaient
signalé cette curiosité. D’autre part, il semble qu’il y ait
eu, au XVIIIème
siècle, en France, un véritable engouement pour la recherche de
trésors.
Nos deux Nîmois et nos malheureux Barrois ont succombé - sans jeu
de mot - à cette mode qui touchait, semble-t-il, les milieux
« bourgeois » capables de financer des travaux coûteux.
Une autre raison, enfin,
peut expliquer l’acharnement de ces chercheurs de trésors. Louis
Cestin écrit que Garnier et Marion sont de Nîmes; il faut entendre
par là qu’ils habitaient cette ville sans pour autant en être
originaires. Peut être étaientils alliés à des familles
barroises ? Il y avait des Marion à Barre depuis le milieu du XVIe
siècle.
Un Granier est mentionné à Barre au milieu du XVIIIe
siècle. Quoi qu’il en soit, une aventure similaire s’était
déroulée à Nîmes au début du XVIIe siècle. Le fameux jardinier
pépiniériste Traucat s’était « mis en tête » qu’un
trésor était caché sous la Tour Magne, et « cette conviction
devint une foi invincible le jour où il lit, dans les prédictions
de Nostradamus
qu’un jardinier deviendra fameux en découvrant un trésor
caché dans la terre ». Avec l’autorisation d’Henri IV,
Traucat se mit à fouiller : mais de trésor, point. Par contre, les
recherches menacèrent sérieusement le célèbre édifice nîmois :
pour éviter l’effondrement de la Tour Magne, ordre fut donné
d’arrêter les travaux. L’histoire était restée vivace à Nîmes
; Granier et Marion devaient vraisemblablement connaître l’aventure
du jardinier (célèbre aussi pour avoir favorisé la plantation de
mûriers). La leçon n’avait cependant pas servi à en juger par
leur acharnement coûteux.
Cet ensemble documentaire
soulève enfin la question de l’origine de la légende barroise de
la chèvre d’or. Il est en effet intéressant de suivre les
déformations successives que cette histoire a subies entre hier et
aujourd’hui. En 1762, Cestin disait que Granier et Marion étaient
à la recherche d’un « trésor »
sans plus de précision ; aujourd’hui, la légende parle d’une «
chèvre
d’or
».
Cette
légende existaitelle avant 1762 ? C’est possible mais nous
n’avons aucune preuve écrite de son existence. La seule chose que
l’on puisse affirmer, par comparaison avec d’autres sites
notamment provençaux, c’est que ce thème légendaire était jadis
fort répandu au XIXe
siècle. Mais qu’en était-il au XVIIIe
siècle ? Quoi qu’il en soit, la légende telle qu’on la
racontait à Barre-des-Cévennes renvoie au canevas classique et
dramatique tel qu’il est exposé par Claude Seignolle ou Jean-Noël
Pelen. Plus extraordinaire, l’aventure de Figuière colle
parfaitement avec la quête mortifère de la chèvre d’or.
Le
Castelas
de Barre recèle des vestiges historiques voire protohistoriques.
Depuis le XIe
siècle, un « castrum »
se dressait sur l’extrémité orientale de cette butte-témoin ;
il a donné son nom à cet escarpement rocheux qui domine le village.
Ce « castrum »
fut abandonné au début du XIIIe
siècle au profit du « château neuf » qui fut construit
au milieu du bourg. Au XVIe
siècle, le vieux « castrum »
n’était plus qu’un amas de ruines. A l’autre extrémité du
Castelas, s’élevait la petite chapelle SaintJean dont on
aperçoit encore quelques vestiges dans un creux de rocher. Au XVIIe
siècle, elle était dans le même piteux état que le « castrum ».
Peut-être futelle détruite quand Barre bascula dans la Réforme en
1560 ? Entre ces deux vestiges médiévaux, se trouvent trois gros
rochers d’aspect ruiniforme, les trois « bancs ». Une
autre légende barroise raconte que ce sont trois jeunes filles qui
ont été pétrifiées en guise de punition. Sur un de ces rochers,
on peut encore voir des trous à section carrée encadrant une
« auge ». Le tout a été manifestement creusé par la
main de l’homme. D’après la tradition orale, cette « auge »
est appelée la « pastière
du diable ».
Les interprétations sur l’origine de ces excavations divergent :
lieu de culte préhistorique ? Emplacement de fourches patibulaires
seigneuriales, ou plus vraisemblablement base d’une tour en bois
indatable ? Ajoutons encore, sur le flanc septentrional du Castelas,
la présence - surprenante à cet endroit - d’une grosse meule en
calcaire. Bien qu’il n’y ait pas de véritable grotte sur le
Castelas, on y trouve (côté méridional) une anfractuosité qui se
rétrécit très rapidement au bout de quelques mètres. Bref, les
abondants vestiges historiques du Castelas
ne pouvaient qu’exciter l’imaginaire et donc susciter les
légendes. Mais en 1762, ce « trésor », on le
recherchait dans Barre et non pas sur le Castelas.
La légende rapportée par
les deux instituteurs barrois s’inscrit donc très bien dans la
veine dramatique décrite par C. Seignolle ou J.-N. Pelen. Mais à
Barre, la mort de Figuière et de son ouvrier, un siècle plus tôt,
ne relève pas de la légende et elle nous ramène aux déformations
que l’aventure de Figuière a subies entre 1762 et 1874. Ne
seraitil pas possible de dater approximativement la « naissance »
de la légende barroise de la chèvre d’or ?
Pour cela nous avons
reconstitué l’arbre généalogique de la famille BonnetFiguière.
Les Bonnet
appartiennent à une vieille famille protestante barroise. En 1696,
Annibal Bonnet est qualifié de « chirurgien ». Son fils
épouse, en 1709, une Louise Parlier (mariage consanguin). Annibal
« junior », lui, est apothicaire. Sa fille Gabrielle
Bonnet se marie au « désert » (on disait alors « au
camp de l’éternel ») avec Pierre Figuière. De ce mariage
naîtront quelques enfants dont Laurent Figuière qui héritera de la
« maison au trésor ». Ce dernier épouse - également au
« désert » - Anne Valat. Ils n’ont que deux filles :
Jeanne Figuière, sourde et muette, et Louise Figuière qui, en 1804,
épouse François Pelet (17761806). De ce dernier mariage, un seul
et unique garçon (Laurent Scipion) qui meurt en 1832 à l’âge de
27 ans. Avec la mort de Louise Figuière en 1857, c’est
l’extinction de cette famille, à Barre du moins car nous savons
aujourd’hui que les descendants de Pierre Figuière sont toujours
vivants. Jusqu’à une date récente (avril 2006), ils ignoraient le
fait-divers de 1762.
Laurent
Figuière avait 8 ans lorsque son père fut écrasé par la chute de
son ouvrier. Nul doute que jusqu’à sa mort en 1847, il a conservé
le souvenir de ce dramatique 9 juin 1762. Sa fille Louise a
vraisemblablement appris, par la bouche de ses parents, les causes
exactes du décès de son grandpère. Par contre sa sœur Jeanne, à
cause de ses graves infirmités, n’a pu ni entendre ni transmettre
cette histoire familiale. On peut donc légitimement supposer que le
souvenir de la mort de Pierre Figuière s’est bien conservé
jusqu’à la mort de Louise Figuière en 1857. Un événement de
cette nature a sans doute alimenté bien des veillées familiales.
Une vingtaine d’années à peine séparent la mort de Louise
Figuière de la relation écrite des instituteurs barrois. Si on ne
considère que le décès de Laurent Figuière, l’intervalle est de
27 ans. En d’autres termes, la légende de la chèvre d’or telle
que la rapportent les instituteurs aurait pris corps entre le milieu
du XIXe
siècle et 1874. En l’espace d’une vingtaine d’années en gros,
le « trésor
» est devenu la « la
chèvre d’or » ;
Nostradamus, « un
prétendu sorcier » ;
le nom de Granier a été oublié ; Figuière est mort sous une
avalanche de déblais alors qu’en réalité il a été écrasé par
la chute de son ouvrier ; etc.
On
peut aussi imaginer que deux histoires, totalement indépendantes,
se soient télescopées : d’un côté, l’aventure bien réelle de
Pierre Figuière ; de l’autre, la légende de la chèvre d’or
qui serait très antérieure à l’épisode rapporté par Cestin.
Une telle collision peut s’expliquer aisément à cause du thème
commun à ces deux histoires. Mais quel prodigieux hasard !
Ne
peut-on pas supposer que l’histoire barroise ait été à l’origine
de la légende occitane de la chèvre d’or ? La mort tragique
de Figuière et de son ouvrier a eu lieu avant la grande foire de la
Madeleine du 22 juillet. Or nous savons que cette foire était
fréquentée par de nombreux colporteurs venus de toute l’Occitanie.
Ils étaient également présents aux nombreuses foires des années
1763 et 1764. Nul doute qu’ils ont vu le chantier des mineurs dans
la maison Bonnet-Figuière. N’ont-ils pas « colporté »
à leur tour cette histoire en brodant sur un thème légendaire
préexistant ?
En tout état de cause, les
deux instituteurs ignoraient l’existence du livre de comptes de
Louis Cestin. Dans la première moitié du XIXe
siècle, ce livre était la propriété du neveu de Maximilien
Cestin, Jean Renouard. Ce notable, souspréfet de Florac sous la
Monarchie de Juillet, est mort, à 94 ans, en 1854. A cette date, le
livre « dormait » quelque part dans la maison Renouard.
Si les instituteurs avaient eu connaissance de ce livre, ils auraient
sans nul doute ajouté des détails beaucoup plus précis à
« l’anecdote »
qu’ils relatent.
Les
instituteurs ont-ils fidèlement retranscrit « l’anecdote
» rapportée par les Barrois ou l’ont-ils arrangé ? Il est
impossible de répondre à cette question. Notons toutefois que les
deux instituteurs parlent de « druides ».
C’est sous Napoléon III que se développe, en France,
l’archéologie celtique avec les fouilles d’Alésia. C’est en
1865 qu’est dressée sur le Mont Auxois la statue de
Vercingétorix ; les Gaulois et donc les druides étaient à
l’honneur. Les ouvrages de l’école primaire de la IIIème
République ancreront solidement dans la mémoire collective
l’histoire des Gaulois. N’oublions pas non plus que c’est à
partir des années 1870 que se développent en France les études
folkloriques. Elles n’ont pas manqué d’influencer nombre
d’instituteurs français dont certains sont devenus
« folkloristes ». Or, par leur enseignement, les
instituteurs, les « hussards noirs », ont contribué à
véhiculer dans la population le mythe de « Nos
ancêtres les Gaulois »
et les cours d’histoire faisaient la part belle aux « druides
qui cueillaient le gui avec une serpe en or ».
La culture orale populaire a donc été contaminée par l’histoire
officielle et savante. Ainsi s’expliquerait la disparition de
« Nostradamus » au profit des « druides ».
En résumé, l’aventure
de Pierre Figuière - une fois ses descendants disparus (entre 1847
et 1857) - s’est donc rapidement transformée en « anecdote »
au XIXème siècle puis en « légende »
au XXe
siècle. Tous les protagonistes de cette course au trésor ont été
oubliés à l’exception de Figuière parce que Barrois. Le proverbe
«Quand le figuier mourra, la chèvre se retrouvera » est
manifestement une invention locale, probablement bien postérieure au
décès de Pierre Figuière. Peutêtre atil été lancé par
quelque Barrois facétieux à l’occasion d’une veillée où l’on
racontait pour la énième fois la triste aventure de Pierre Figuière
? Un siècle après la relation des deux instituteurs, il ne restait
plus de cette aventure que l’histoire de la chèvre d’or thème
largement véhiculé par la littérature (on lira à ce propos le
très joli conte de Paul Arène).
Il
serait intéressant d’essayer de retrouver des correspondances de
cette époque car il est fort probable que ce tragique événement a
fait l’objet de nombreux commentaires. Malheureusement, en l’état
actuel de la documentation, il ne nous a pas été possible de
retrouver des lettres mentionnant cette quête mortelle. Peut-être
pourrait-on trouver en Cévennes ou en Languedoc oriental des lettres
écrites dans les années 1762-1764 et gardant la trace de ce
« fait-divers »
? Avis aux amateurs et aux chercheurs….
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