Trouvaille

Ce texte figure dans le livre « Sacré mont Blanc » (2020)

Glacier des Bossons, au dessus de la jonction, Septembre 2011

Tiens, c’est quoi ce truc là-bas, sur la glace ?

Sur le glacier des Bossons, il y a plein de cailloux qui trainent partout, mais ce machin là est différent. Il est plutôt gris, et non pas rouille ou jaune comme la roche locale. Et bizarrement régulier, quasiment rectangulaire. Yvan se penche et ramasse la chose. C’est un appareil photo numérique ! Il a l’air à peu près en état, mais ces cochonneries sont très fragiles, je suis bien placé pour le savoir, moi qui en trimballe toujours dans des lieux improbables (sous une chute d’eau, dans la boue d’une grotte…) où ils rendent l’âme séance tenante. Autant dire qu’il ne doit plus fonctionner depuis longtemps.

Par acquit de conscience, Yvan presse le bouton de mise sous tension. Contre toute attente, l’appareil s’anime. L’objectif sort du boîtier dans un chuintement caractéristique, et l’écran de contrôle s’allume… Légère hésitation : devons-nous visionner les images qu’il renferme probablement ? Ce n’est certes pas la crainte d’être voyeurs qui nous retient, ça on sait très bien le faire, mon copain Yvan et moi. Non, c’est juste que nous commençons à imaginer quelque chose de glauque.

Le replat du glacier des bossons

Une dizaine d’année auparavant, sur le glacier d’Argentière, quelques kilomètres plus au nord, Pascal et moi traversions l’une de ces zones de recompression où la glace, après avoir été horriblement fracturée de crevasses béantes, referme ses plaies pour offrir une surface pacifiée. La progression, facile, s’apparentait à une simple randonnée. Tout au plus fallait-il parfois enjamber de fines fentes encrassées, vestiges de crevasses colmatées. La tente, sur notre dos, nous permettait comme d’habitude de vagabonder au gré de nos envies en dehors des cheminements habituels. Voilà pourquoi, sans doute, est-ce nous qui avions découvert ce petit morceau de nylon bleu. Il dépassait de l’une de ces fentes. Un fragment de veste en plume, une « doudoune » comme on les appelait à l’époque. Qui dit doudoune dit peut-être un bonhomme dedans. A grands coups de piolets nous avions ouvert la glace pour en savoir plus. Le vêtement émergeait d’un sac à dos modèle ancien, en toile de coton marron, avec du feutre sur les bretelles en cuir. Qui dit sac à dos dit peut-être bonhomme entre les bretelles. A grands coups de piolet inquiets nous avions plus profondément fouillé la glace pour découvrir avec soulagement que le sac à dos gisait là sans sa monture humaine. A minuscules coups de piolet nous avions terminé le travail à la manière archéologique pour inventorier le contenu du sac. Un descendeur, vieux modèle mais toujours en état. Une corde. Des papiers d’identité, avec un nom illisible. Et un appareil photo, modèle absolument pas numérique, et tout à fait mort. Impressionnés, nous n’avions pas cherché plus loin, nous contentant de déposer le tout au refuge le plus proche et d’essayer d’oublier l’affaire.

Avec les années l’imagination a travaillé et j’ai réécrit l’histoire. J’imagine une cordée engagée dans une voie rocheuse. A l’occasion d’une pause, un sac est déposé sans précaution sur une vire étroite. Un mouvement trop brusque le précipite dans le vide, il dévale la paroi, rebondit sur le glacier et s’immobilise au fond d’une crevasse. C’est la version soft. Dans la version hard, sac et bonhomme entament ensemble leur vol plané. Au ralenti, je les vois se désolidariser, leurs trajectoires divergent sur fond de paroi rocheuse, puis percutent leur destin. Ils disparaissent, happés par le glacier qui commence à les entraîner vers le bas à son rythme d’escargot, pour les régurgiter sous nos pieds des années plus tard. Autre année, autre lieu, sur un versant du Huascaran, au Pérou. Un corps raidi par le gel est allongé dans la neige. Cette fois, il ne s’agit pas d’une chute, juste d’un banal œdème cérébral dû à l’altitude. N’empêche, le gars est tout à fait mort, et c’est bien la montagne qui l’a tué.

Voilà les pensées qui sont les miennes aujourd’hui, cet appareil photo en main. C’est pourquoi j’hésite un peu. Et si nous y trouvions les photos d’une aventure épouvantable et tragique ? Le genre de document qui finit dans Paris-Match sous le titre « Les photos posthumes du glacier des Bossons », vous imaginez ? « La cordée progressait dans la tourmente, c’était l’enfer. Un par un, les alpinistes ont été avalés par les crevasses. Il n’en est resté qu’un seul, qui a continué à avancer tant qu’il a pu, mais il a fini par geler en marchant – à moins que ça ne soit le contraire – et il a basculé par dessus une falaise. Grâce à son appareil photo miraculeusement retrouvé on a pu reconstituer les derniers instants de l’équipe. Les photos ont permis aux femmes, aux maris et aux enfants de les revoir une dernière fois et de leur adresser un émouvant adieu. » Ce serait possible. Bien que peu probable. Quoique ! Mais tout de même

Et puis de toute façon, même si ce n’est pas ça qui s’est passé, il y a plein d’autres possibilités tout aussi tragiques : depuis ce matin, comme chaque fois que je traverse ce glacier, nous avons trouvé des débris métalliques. Des morceaux de tôles d’aluminium assemblés par des rivets, peints dans des tons vert clair, avec plein de numéros très techniques écrits dessus. Tout tordus et déchirés. Cette fois, ce n’est pas de la blague : il s’agit certainement d’un débris d’avion ou d’hélico. C’est incroyable le nombre d’aéronefs qui ont percuté la montagne par ici durant les dernières décennies. Il y a eu des hélicos, comme lors du sauvetage (raté) de Vincendon et Henri en 1956, des petits avions de tourisme, et même des avions de ligne, comme les exotiques Malabar Princess et Kandchenjunga (novembre 1950 et janvier 1957), pourtant originaires d’un pays sacrément montagneux (l’Inde), appartenant tous deux à la même compagnie aérienne maudite (Air India)… Tous ces débris redescendent tranquillement le glacier, parfois accompagnés de quelques lambeaux de chairs humaines. Jusqu’à ce jour, je croise les doigts, je n’en ai encore jamais rencontré.

Alors, ces photos, Yvan, on les regarde, ou pas ? Allez, courage. La première montre une autoroute, prise depuis l’habitacle d’une voiture. Au fond, des sommets enneigés… Tiens, c’est drôle : c’est comme la première photo que j’ai sur mon appareil à moi ! Sur la suivante, il y a un paysage que je reconnais : l’arête de Peuterey, avec le profil caractéristique de la « Noire », si pointue. Le photographe est donc arrivé par l’Italie. Hypothèse confirmée : nous voilà maintenant à l’entrée, puis à l’intérieur du tunnel du Mont Blanc (prendre des photos là-dedans, quelle drôle d’idée!) Arrivée en vallée de Chamonix, montée vers Argentière (dis-donc, ils ont vraiment mitraillé les gars), terminus sur le parking d’un chalet à l’allure anonyme. Pour la première fois l’équipe nous apparaît : deux hommes à l’air intelligent et volontaires (comme nous), mais jeunes (pas comme nous). On bascule un autre jour, au petit matin, nous voilà dans la benne du téléphérique de l’aiguille du Midi. Ça on le reconnaît bien, Yvan et moi, c’est ce qu’on a fait ce matin.

La station intermédiaire du téléphérique de l’Aiguille du midi

Sortie à la station intermédiaire, au plan de l’Aiguille. Comme nous. Sentier de la gare des glaciers, arrivée au bord du glacier des Bossons. Ils ont tout fait comme nous, c’est drôle… Traversée du glacier, passage au large de la Jonction, montée en direction du refuge des grands Mulets. Comme nous. Dernière photo : à nouveau sur le replat du glacier, en face de la jonction. Les deux italiens intelligents et volontaires comme nous ont fait demi-tour.

Comme nous.

Un « bidule » qui traîne sur le glacier. C’est quoi-t-est-ce ?