Drôle de Huascaran

Pourquoi ais-je tant tardé à coucher ce voyage sur le papier ? Pourquoi cette boule au creux de l’estomac dès que les souvenirs commencent à affluer ? Rien de fâcheux ne nous est arrivés. Nous avons atteint une bonne partie des objectifs que nous nous étions fixés… Alors ?

Vingt ans après, ces deux mois de 1985 sont restés gravés au fond de mon coeur et de mon corps, ils ont changé ma vie… Pour moi ils représentent à la fois l’aventure rêvée puis vécue, une grande intensité de vie, le succès de la volonté, la réussite, mais aussi l’incroyable surprise de la rencontre inattendue avec des hommes et un pays… Avec le temps, ils se sont chargés dans mon souvenir d’une force évocatrice et d’une nostalgie puissante : revivrais-je un jour de tels moments ? Quand je replonge là-bas, soudain la vie me paraît fade, et voilà l’origine de la boule au creux de l’estomac…  pourtant… il y en a eu aussi, de la souffrance, de la peur, des corps et des esprits en détresse, mais cela ne compte pas. Tout est magnifié, magique…

Nous avions 19 ans, nous étions jeunes et enthousiastes… Nous étions un peu fous, aussi.

Lima

6 heures du matin, dans les rues encore sombres de Huaraz. Le car s’éloigne sur l’avenue, nous laissant seuls dans le petit matin glauque. L’air est glacial, nous sommes à 3000 mètres d’altitude un 15 juillet, c’est l’hiver. Sur le trottoir, 250 kilos de matériel s’entassent pêle-mêle, déchargés à la va-vite par un conducteur pressé d’aller se coucher après une nuit blanche.

Brusquement, la tête me tourne. La fatigue, la nuit passée sur un fauteuil inconfortable, le dépaysement, l’air cristallin et déjà rare de l’altitude… Qu’est ce que je fais là, bon Dieu… tout cela est tellement… différent ! Dans mes rêves de petit français, tout devait être simple, j’allais être comme un poisson dans l’eau…  Mais ce pays est VRAIMENT différent. Il faut tout apprendre. La langue, la manière de penser et de fonctionner des différentes ethnies, la manière de faire du commerce. Malgré tout, quel soulagement d’être enfin arrivés. Ce trottoir crasseux, nous l’avons rêvé, phantasmé, il est l’aboutissement d’une odyssée de presque deux ans et demi, et jusqu’à hier nous avons cru ne jamais y arriver.

A l’arrivée à Lima tout a mal commencé. Dès l’atterrissage nos fameux 250 kilos de matériel ont immédiatement disparu dans les méandres de l’administration corrompue des douanes. Incapables d’aligner un seul mot d’espagnol, nous avons été pris en charge par une jolie métisse francophone croisée dans l’avion, qui nous a appris une seule phrase, indispensable selon elle  : « No me molestes por favor  » (Ne m’embête pas s’il te plaît). Elle nous a longuement expliqué que c’est comme ça qu’il fallait parler aux indiens qui ne manqueraient pas de nous sauter dessus à l’arrivé. Consternation de notre part à la découverte de ce petit racisme ordinaire qui fait parler comme un enfant à ceux qu’on estime gentiment inférieurs.

10 jours passèrent en allers-retours centre-ville / aéroport, aéroport – centre ville. 10 jours à essayer de comprendre, à rencontrer des gens qui nous envoient vers d’autres gens, qui expliquent qu’il y a grève, ou que tout est perdu… 10 jours à étudier le dictionnaire français-espagnol comme un forcené, pour enfin pouvoir se débrouiller.

10 jours de rencontres et de découverte, aussi, et déjà. Un groupe d’étudiants joue de la musique des andes chaque après midi sur la Plaza de Armas. Cette musique m’est familière depuis que j’ai 7 ans, et j’ai vite fait de m’acoquiner avec eux. Me voilà à faire la manche sur le trottoir… Le contact est chaleureux, la musique est une fantastique porte d’entrée pour se faire accepter, et au bout de quelques jours nous tout le monde nous connaît sur la Plaza de Armas, des cireurs de chaussures (qui veulent cirer 3 fois par jour nos tennis en toile) aux militaires en faction près de la fontaine.

La rencontre se fait, et déjà je sens que ce voyage va être chargé de beaucoup d’autres choses que de la seule haute-montagne… si haute montagne il y a, c’est à dire si nous arrivons à récupérer notre matériel !

Un jour, un quelconque fonctionnaire des douanes estime qu’il nous a assez fait mariner. A notre arrivée à l’aéroport, il nous convoque dans son bureau et nous explique que les bagages ont été retrouvés, que la grève est finie, que tout va bien pour nous. Mais… mais il faut juste payer les droits de douane. Soulagés, Pascal et moi on s’enquiert gentiment du montant de ces fameux droits. Sans se démonter le douanier nous annonce la somme de 1000 dollars. Vous comprenez, c’est les cartouches de gaz, c’est un produit particulier, très particulier, il n’y a pas ça ici, vous comprenez, c’est 1000 dollars.

Un vrai coup de coeur nous submerge, Pascal et moi. Bordel de M… ces cartouches de gaz « pro » (avec du propane, pour ne pas geler en altitude) nous ont été offertes par camping gaz suite à une opération de séduction longue et pénible, elles ne nous ont rien coûté, et d’ailleurs on n’aurait pas pu les payer, et 1000 dollars c’est la totalité de ce qu’on a pour vivre 2 mois à 2, et merde, et bordel, qu’est-ce-que c’est que ce bordel. Là, on est vraiment dépassés. On a 20 ans, on ne connaît rien à la vie, on accuse le coup. C’est ce qui nous sauve. On se concerte à voix basse dans un coin du bureau du fonctionnaire qui nous épie, l’air surpris de notre réaction. Dégoûtés, on décide… d’abandonner les cartouches. Une fois à Huaraz, on trouvera bien à en acheter à des alpinistes sur le départ.. et puis de toute façon on n’a pas d’autre solution. On revient vers le bureau du directeur, et on lui annonce qu’on part sans les cartouches. Notre ton d’une sincérité absolue le déconcerte, il ouvre des billes grandes comme ça. Il a l’habitude d’avoir en face de lui des responsables d’agences de voyage, qui vocifèrent, bataillent, font des contre-propositions, négocient… et là, voilà-t-y pas que les deux petits français s’en vont, en lui laissant sur les bras des cartouches de gaz dont il n’a absolument rien à foutre.

Attendez, qu’il dit, je vérifie. Il brasse quelques papiers, fait des mines pénétrées, réfléchit, puis annonce « En fait, avec 50 dollars ça devrait suffire ».

Devant l’aéroport, avant d’embarquer tout ça dans un camion, nous sortons les fameuses cartouches de leur emballage de bois, fabriqué sur mesure à Paris avant le départ pour que la compagnie aérienne accepte de les mettre dans ses soutes (encore toute une aventure). Une foule de gens s’approche soudain. Pour une raison qui m’échappe, il sont très intéressés par les caisses en bois, auxquelles ils voient sans doute une utilité particulière… Il y a de l’excitation, puis bientôt de la tension dans l’air : tout le monde veut les boites, mais pour le moment personne n’ose les prendre car nous sommes encore en train de déballer, et notre légitimité de propriétaires reste entière. Soudain, l’un d’eux nous tend un billet : « pour tout ça », dit il en montrant 5 boites. Aussitôt, une nuée de bras se tendent avec des billets : « Pour 3 », « J’en veux 5″… nous voici au coeur d’une vente aux enchères improvisée sur le trottoir… La mauvaise conscience du riche qui vent aux pauvres n’est pas loin… Mais les sous sont tout de même les bienvenus.

Adieu Lima, en route pour Huaraz.

Acclimatation

Un jour vient où il faut y aller. Les rues de Huaraz ont été arpentées en tous sens, les renseignements ont été pris et repris sur 10 ascensions possibles dans les environs, bien plus que le mois et demi que nous avons devant nous ne nous permettra d’en faire, l’acclimatation est bien engagée grâce à quelques randos dans la cordillère noire…

Il y a, à ce moment, une sorte de retenue, un quelque chose qui empêche de se lancer. La haute montagne est là, étincelante, visible de partout. Sa vision nous fait battre le coeur, mais nous fait peur, aussi. Nous sommes seuls, nous sommes jeunes et inexpérimentés… prendre la décision d’y aller est difficile. Une fois engagés, personne ne s’occupera de nous, personne ne viendra nous chercher si nous avons un problème. Et ces cartes au 100.000 ème, levées en 1939, aussi précises que des dépliants autoroutiers, sur lesquelles chaque géant apparaît comme un vague pâté sans détails. Nous n’avons rien de sérieux en main pour nous lancer. Quelle aventure débile… et excitante !

Afin de ne pas nous lancer dans de trop vastes aventures, nous décidons de commencer par explorer la vallée qui s’ouvre au plus proche de Huaraz.. La « quebrada quilcayhuanca », dit la carte. Pas de route, pas de piste : un départ direct, à pieds, de Huaraz. Ca fait moins expédition, et plus balade. Ca n’engage à rien.

Toute la journée, les condors tournent au dessus de nous, à la limite supérieure de la falaise… Ils sont toujours là. Sont-ce les mêmes qui suivent notre progression, ou des individus différents qui se relaient, ce qui n’est guère plus rassurant ?

Malgré l’altitude déjà élevée, le fonds de vallée, qui est plat et tranquille, présente de nombreuses traces de vie et de pastoralisme. Des murets, un chemin, des enclos… mais plus personne ne se montre.

Nous voici traversant à pieds les ultimes faubourgs de Huaraz avec nos sacs à dos hauts comme des montagnes. Ici, plus aucun métis. Ce sont des indiens partout, la pommette haute, le cheveu noir et raide, le regard interrogateur. Des mamitas en jupons superposés nous observent en riant pendant que les enfants s’éclaboussent dans le caniveau. Après la dernière maisonnette d’adobe, la ville laisse soudain place à la montagne. Pas la haute, encore, mais une montagne forte, vaste, ample et vide. Des alpages entrecoupés d’une végétation rare et inconnue de nous. De loin en loin, un berger indien nous observe sans bouger.

Sur la droite, s’ouvre la gueule de notre vallée. Elle est rectiligne, ses versants sont constitués de barres rocheuses d’un abrupt terrifiant, sur plusieurs centaines de mètres de dénivelé. Une vallée en « U » typique, signe que les glaciers ont fait leur travail ici lors des périodes glaciaires. Au seuil de la vallée, nous nous arrêtons un moment : elle est IMMENSE. Plus de 30 km de ligne droite, nous dit la carte. Puis un embranchement en Y, après on verra… c’est ici que l’aventure commence vraiment.

Les dizaines de kilomètres sont lentement avalées. Nos yeux restent rivés sur le sommet qui marque la confluence des deux vallées secondaires, au bout de la ligne droite. Un sommet de 5513 m auquel les cartographes n’ont même pas pris la peine de donner un nom… Il est pourtant si haut à nos yeux de jeunes voyageurs. La face sud est totalement recouverte de glaciers, tandis que la face nord-ouest est rocheuse, sombre et inquiétante. Au sommet de l’arête qui les sépare, un feston de corniches colossales ondoie tranquillement vers le sommet. Je n’arrive pas à m’imaginer parvenant au sommet d’une telle énormité. On a été inconscients, on va revenir chez nous et oublier tout ça…

Nous n’avons pas de projet précis. Cette première sortie est pour nous une balade d’acclimatation, et nous avons quitté Huaraz en décidant de choisir notre objectif « à vue », une fois sur place. Vers 4100 m d’altitude, nous voilà au carrefour de deux vallées secondaires. A gauche, la quebrada Tullpajaru, à droite la quebrada Cayesh. Vingt ans après, impossible de me rappeler comment le choix s’est fait entre les deux. Toujours est-il que nous sommes partis vers la gauche. Sans doute nous campons quelque part. Encore une petite dizaine de kilomètres à avaler, et nous commençons à progresser le long du versant est d’une petite montagne enneigée qui semble à notre portée : l’Atunmontepuncu, à 5415 m. Ces noms sont incroyables.

Après à peine quelques dizaines de mètres de progression vers le haut, commence à émerger, au dessus de la maigre forêt qui couvre une arête basse en face de nous, une sorte de gâteau de crème chantilly, fantastique équilibre de blancheur entassée en circonvolutions complexes et fragiles. L’air est frais et immobile, le silence est presque total, à peine égratigné par le cris lointain d’un condor des Andes qui tourne… Énorme, écrasant, le premier 6000 qu’il nous ait été donné de voir de près se dévoile à nos yeux incrédules. C’est le choc.

Après une telle vision, le reste de la balade est bien pauvre. Autre nuit quelque part vers 5000. Réveil avec le mal vissé au crâne. Acclimatation encore insuffisante. Démarrage dans le petit matin glauque. Remontée à vue d’un éboulis interminable, arrivée au pied d’un vieux glacier poussiéreux, premier chaussage de crampons, mais le cœur n’y est pas. L’échec est déjà dans l’air.

Arrivée à une selle enneigée. Au travers de l’ouverture apparaît furtivement le sommet convoité, sans doute pas à plus de 150 mètres de dénivelé. Mais c’est fini, les forces et la volonté sont parties, envolées, anéanties.

Première leçon de très haute montagne.

Echecs en série

Des échecs… mon Dieu, oui, il y en eut… beaucoup plus que de réussites ! Le premier mois de notre présence en Cordillère Blanche n’a été, pour ainsi dire, qu’une longue succession de ratés.

Les départs de Huaraz en camion, les pistes poussiéreuses, les interminables approches. Les camps de base, les soirées à observer la montagne en essayant de deviner le détail de l’itinéraire du lendemain. Les folles espérances. Les nuits agitées, les réveils avec le ventre tremblotant, les départs incertains dans la nuit, les errances entre les crevasses, les maux de tête, les nausées, la volonté anéantie… Le cul qui tombe dans la neige, le monologue intérieur, puis l’évidence : c’est raté. On n’est pas prêt. Pas assez acclimaté. Pas en forme.

Les échecs se suivent mais ne se ressemblent pas totalement.

Au Chopicalqui (6100), nous sommes sur un grand classique. L’un des sommets les plus fréquentés du massif : une à deux cordées chaque jour. Le camp de base est situé à 3800 m, aux ultra célèbres lagunas de Llanganuco, et sert également de point de départ pour le Pisco (5800 m), LA course d’acclimatation du coin (Pascal y est monté la veille pendant que je suis resté blanc comme un linge au fonds de mon duvet. Voilà au moins un sommet pour lui, le dernier avant longtemps).

Nous montons un autre camp vers 5000 mètres, au sommet de la plus interminable langue glaciaire qu’il m’ait été donné de remonter de tout ma vie d’alpiniste. Je pense en frémissant aux himalayistes qui se fadent des glaciers de 100 kilomètres de long ! De ce camp nous lancerons deux tentatives successives. Tout nous impressionne. Dès qu’on y pose le pied, le glacier émet des craquements tonitruants qui nous font à moitié chier dans nos frocs. Je pisse sur un pont de neige et j’aperçois la vallée au travers du trou fumant. Au loin, le Huandoy, sommet mythique, nous présente sa tête trifide. Rien que pour ça, ça vaut le déplacement. Abandon à 5800. Retour à Huaraz.

Il y eut ensuite le Ranrapalca. 6162 m. Celui-là, il est visible de Huaraz, tout proche, et nous nargue depuis plusieurs semaines. La remontée de la vallée est longue et fastidieuse. Une petite famille de hollandais partant pour une excursion de la journée passe en 4×4 et nous prend en stop. Le sommet se rapproche, devient impressionnant. La petite fille demande « Par ou allez-vous monter ? ». Je fais mon fier, au hasard je réponds : « Par l’arête de droite, là ! ». Une arête vertigineuse, certainement pas celle que nous suivrons, mais c’est la seule qui soit visible de la piste. Pascal me lance un regard consterné : « Qu’est-ce que tu raconte, t’es pas fou ou quoi ! »

Au bout de la piste, la petite me lance un regard clair et profond :

– Comment tu t’appelles ? Marco ! Et lui ? Pascual !

– Au revoir, Marco i Pascual, bonne chance !

Elle est craquante, mon coeur se serre d’un mélange de bonheur de l’avoir connue et de regret de la quitter. Nous nous éloignons vers le glacier.

Sans se poser de questions, nous prenons pied sur la langue glaciaire et nous dirigeons vers la chute de séracs visible au loin. Le moral est au beau fixe, rien ne peut nous résister. Nous fonçons dans le tas. 4 heures plus tard, nous redescendons la queue basse : c’est un dédale d’une fragilité affolante, qui craque de partout et nous laisse soudain au sommet de ponts de glace d’une minceur qui fait tourner la tête.

D’un simple regard, nous comprenons finalement qu’un sentier monte tranquillement sur le rebord de la chute de séracs et prend pied sur le replat supérieur du glacier, au delà des difficultés. Notre imbécilité nous stupéfait.

Un couloir raide, un replat, on pose le camp.

Le lendemain matin, à quelques mètres de la tente, nous tombons sur un incroyable passage : de la neige glaciale et impossible à agglomérer s’est accumulée sur une hauteur de plusieurs mètres. Il serait possible de s’y noyer. Chaque pas demande de longues minutes de travail : ramener la neige sous ses jambes à grandes brassées, la tasser longuement à grands coups de chaussure, en ramener encore, recommencer, puis, prudemment, poser le pieds sur cette sorte de plate-forme, s’y dresser tout doucement en espérant qu’elle va résister. Si c’est le cas, recommencer 30 centimètres plus loin.

Deux heures durant nous avons bataillé, sans indice permettant de deviner sur quelle distance cet étrange ballet devrait continuer.  La question de l’utilité de la démarche ne se posait même plus, sous peine d’un demi-tour immédiat.

Enfin, le nombre de brassées de neige nécessaires pour faire un pas a diminué. Le sol a, peu à peu, retrouvé de la consistance. Debout sur une neige solide, nous nous sommes retourné, et avons contemplé la tente : 30 m de progression en 2 heures. Un fantastique record.

Autre nuit vers 5500 mètres. Redépart. La pente se redresse. Nous voici dans des pentes plus raides, qui nous donnent, pour la première fois, l’impression d’être engagés dans une ascension « sérieuse »… Comme si on était de vrais alpinistes.

Il va falloir revoir cette image de nous même. Un peu plus haut, nous voici sur une épaule qui va s’amincissant et se redressant. Finalement, sur quelques mètres, un court éperon de glace surplombe les versants nord et sud. C’est le passage-clé : au delà, la pente s’adoucit et rejoint le plateau sommital. De la rigolage. Une formalité.

Pourtant, au moment de décider qui va y aller en premier, de Pascal ou de moi, un flou s’installe. Des sortes de politesses. Finalement, j’affirme que je vais y aller. Je m’avance, et… ma foi, c’est haut, quand même. Le versant nord tombe vers une lagune ensoleillée, très, très loin en dessous. Les lignes de fuite de la paroi semblent converger vers un point autour duquel on dirait bien que le monde se met à tourner. J’invente des prétextes : on n’a pas de marteau piolet, pas de broches à glace (!), et comment s’assurer à la descente, et puis pas possible de mettre un relais. J’avance de quelques pas, fais mine d’y aller, replante mon piolet, recule, avance à nouveau, fais 1000 fois le même geste.

Je suis impressionné. J’ai peur. Pascal ne dit pas un mot. On redescend.

Un mois en Cordillère Blanche, et pas un seul sommet pour moi. Le ciel est sombre.

Huaraz

De la terrasse de l’hôtel Catalunya on domine les toits de Huaraz dont l’étendue souple ondule avec le relief, et escalade les rebords de la cuvette montagneuse pour partir à l’assaut des collines. Dans le matin couvert, tout est calme. Au loin, pour la dixième fois de la matinée pourtant encore jeune, une sonorisation de quartier, grâce à un haut-parleur en pavillon branché par un vieux fil à moitié dénudé, diffuse « Y just call to say i love you », de Steevy Wonder. A chaque petite pause que marque le chanteur entre chaque couplet et le refrain, un court silence se fait sur la ville… un instant les bruits de la rue remontent jusqu’à nous, et l’on pourrait croire que la chanson est finie.. mais Steevy revient toujours, et allongé sur mon sommier de métal grinçant, je l’imagine faisant des mines derrière ses lunettes noires et son piano.

Lorsque la chanson sera vraiment finie, je le sais par expérience, viendra inévitablement « El condor pasa ». Pas la version « traditionnelle » que l’on entend en France, celle avec une kéna, un charango et un bombo, non non. Celle d’ici est interprétée par une langoureuse guitare électrique, sur un tempo très lent qui fait plutôt penser à la reprise de Simon et Garfunkel, mais en beaucoup plus kitch. On cherche toujours ce qu’on n’a pas… Et puis, après « El condor pasa », ce sera à nouveau  Steevy qui voudra juste nous redire qu’il nous aime.

Cette fois ça y est, je ne rêve pas. Je suis à Huaraz. Et qui plus est, à l’Hôtel Catalunya, qui est une sorte de Mecque de l’alpinisme au Pérou, et peut-être même dans toute l’Amérique Latine.

Ce n’est pas un palace, certes. Les chiottes sont souvent bouchés (par les turistas fréquentes et abondantes de tous les pensionnaires, dont Pascal et moi), le dispositif électrique de chauffage de l’eau des douches fait inévitablement penser au sort qu’à connu Claude François, le chauffage des chambres… n’existe pas (il fait au dessous de zéro la nuit, tout de même)… Mais c’est tout de même là qu’il faut venir si on veut être dans le vent de la haute montagne.

Pepe, le patron, est un drôle de zigoto. Il est là pour faire des affaires, et ne s’en cache pas. Il se plaint beaucoup que « ça ne marche plus comme autrefois ». Dans le temps, raconte-t-il, on n’avait rien à faire et on palpait du dollar (il mime énergiquement le geste en frottant deux doigts contre le pouce). Pourtant, « Huaco », une jeune métisse qui travaille à l’hôtel et qui a reçu son surnom d’André Desmaison (huaco signifie « poterie », c’est un objet précieux, signe de l’affection qu’il a pour elle, ce que je ressens aussi), nous raconte avec un soupir de désillusion que la vie de Pepe est remplie de deux types de moments : prendre des thés chauds en causant de la difficulté de la vie et « hacer el amor » avec l’une ou l’autre des touristes blondes qui passe par là et saisit l’occasion de passer quelques semaines aux frais de la princesse. Huaquito trouve ça un peu injuste de devoir travailler pour presque rien alors que la vie de Pepe est si facile, mais elle lui est reconnaissante de lui donner du travail, alors elle est résignée…

Tout ça pourrait être parfaitement déplaisant, si le gars n’avait une sorte de charisme qui séduit… S’il n’aime guère lui-même la haute-montagne, il aime recevoir les montagnards, il connaît toutes les alpinistes de renom et ceux-ci le lui rendent bien… Mais ce qui est plus étonnant c’est qu’il finit rapidement par connaître AUSSI les petits alpinistounets de seconde ou troisième catégorie, comme Pascal et moi, et qu’il nous manifeste le même intérêt qu’aux grands, dont il connaît pourtant parfaitement la renommée. Alors la boutique tourne, on y vient parce qu’il faut y aller et qu’on est bien accueillis. Et comme tout le monde tient le même raisonnement, hé bien on se retrouve entre alpinistes et on cause d’alpinisme.

Pas cher, c’est encore trop cher pour nous. La préparation de ce voyage nous a demandé beaucoup de temps, mais aussi beaucoup d’argent. Malgré les aides, nous avons investi énormément, et il ne nous reste plus grand chose. En tout cas pas assez pour nous payer une chambre ordinaire au Catalunya pendant 2 mois. Pepe est malin, et il ne veut pas perdre de clients, alors il a prévu le coup. Sur le toit de son hôtel, qui est plat et bardé de fers à bétons dressés en faisceaux vers le ciel, comme tous les bâtiments du centre de Huaraz, du Pérou, de l’Amérique latine et de presque toutes les banlieues des villes des pays en voie de développement, il a fait bâtir une cahute en béton. C’est encore plus rustique que les chambres, pas d’eau courante, mais on y est comme des rois. A l’écart de l’agitation, on domine la situation, et puis on a de la place : une vaste terrasse pour nous tout seuls.

Depuis un mois, cette terrasse est notre camp de base. Le lieu où l’on revient se poser en redescendant de la montagne, le visage brûlé, le corps épuisé exhalant une semaine d’humeurs mal lavées, et la tête pleine d’images éblouissantes. Chaque fois, nous partons pour une petite semaine vers une destination différente, et après plusieurs jours de tente, de neige, de chaussures gelées et d’oxygène trop rare, la cahute sur le toit nous apparaît comme un palace d’un confort fantastique.

A chaque retour d’altitude, le scénario se répète : l’ascension (pour l’instant plus souvent ratée que réussie) se termine invariablement par une interminable descente, qui condense en une unique journée les 3 ou 4 qu’a duré la montée. Plus rien ne compte alors que de quitter très vite la montagne, qui a perdu tout intérêt à nos yeux une fois vaincue ou vainqueuse… C’est une course effrénée, sans manger souvent et, plus difficile, sans boire. Les derniers kilomètres sont une torture, lorsque le village est visible, semble proche, mais n’approche pas… L’effort n’est pas terminé, chaque cellule du corps appelle sa ration de liquide, mais la gourde est vide et les rivières nous sont interdites. Oh, bien sûr, on peut en boire,et vivre un court, très court moment de bonheur, jusqu’aux premiers signes avant coureurs… Un gargouillis dans le ventre, puis plus rien… et tout à coup, au détour d’un chemin, sans crier gare, une brûlure violente traverse l’estomac, et il faut courir au plus proche endroit tranquille se mettre le cul à l’air et expulser un flot de miasmes par jets saccadés.

La turista. Nous apprenons à vivre avec elle. En quelque sorte elle apporte à notre emploi du temps un rythme immuable, qui finit par lui donner un air rituel, avec ses saisons, ses points forts. Voici comment ça se passe :

Si nous avons résisté à l’attrait de la rivière pendant la descente, nous arrivons à Huaraz en fin de journée, fous de fatigue et de soif, mais le ventre sain. Une semaine d’eau pure obtenue à partir de neige fondue et bouillie, d’alimentation lyophilisée exempte de tout germe nous a remis l’estomac dans le droit chemin.

Thé, toilette, lessive… Nous nous activons sur notre terrasse à remettre d’aplomb tout ce qui doit l’être, et puis nous sombrons dans un sommeil d’une profondeur léthargique. Le lendemain matin, en nous réveillant sous un soleil étincelant, le bonheur de retrouver la civilisation, les odeurs de pains chauds qui montent des cahutes des vendeurs de rue, la voix sirupeuse de Steevy qui nous appelle pour nous dire qu’il nous aime, tout cela nous monte à la tête et nous fait perdre raison : nous descendons en courant jusqu’au bistrot du coin, et nous avalons un « jugo » de banane, ananas et lait. Une heure après, une douleur fuse au creux du ventre… Course vers les toilettes, deux étages plus bas, à peine le temps de baisser culotte, c’est parti ! Ca va durer deux jours comme ça, avec des moments de pause, et des moments durant lesquels toute activité est impossible, car il faut être en permanence accroupi, à écouter les spasmes qui montent doucement puis vous submergent tout à coup, laisser échapper un faible gémissement pour accompagner la vague… en haptonomie, cette technique de préparation à l’accouchement, on travaille justement cette gestion de la douleur, on apprend à ne pas la refuser, mais à l’accompagner, à lui laisser le champ libre pour qu’elle passe au plus vite. J’ai fait beaucoup d’haptonomie dans les chiottes de l’hôtel Catalunya et je m’en rappellerai quelques années plus tard à la naissance de Manon.

Et puis, au bout de deux jours, le mal commence à refluer… Il ne disparaît pas totalement, non, mais il diminue jusqu’à laisser à la vie normale la possibilité de refaire surface. Alors, Pascal et moi on réapparaît à la face de la planète, on descend les trois étages et on pose un pied mal assuré sur la rue ensoleillée, étonnés de découvrir que le monde existe encore. Et on va à la rencontre des gens.

Pas loin, de l’hôtel, il y a une jugueria, une cahute à jus, ceux là même qui nous ont empoisonnés l’avant-veille. Jour après jour, pas rancuniers, nous avons sympathisé avec le tenancier. Il a une petite fille d’une dizaine d’années, vive et belle comme un coeur. Elle est installée sur la toile cirée crasseuse de la cuisine sombre et elle fait ses devoirs. Elle tire la langue, ça à l’air dur, elle est découragée. Je jette un oeil par dessus son épaule. C’est des maths et de la physique. Mon domaine. Je me penche, lui indique un meilleur angle d’attaque pour aborder le problème. Elle lève ses beaux yeux noirs vers moi, interrogative et reconnaissante. A chacun de nos séjours à Huaraz je passerai la voir, c’est un bel ancrage pour moi. Quand je suis avec elle j’ai le sentiment d’être VRAIMENT présent dans ce pays. Aujourd’hui elle doit avoir 32 ou 33 ans, elle est sans doute devenue une femme magnifique, qui prend sa destinée en main. J’ai oublié comment elle s’appelle, mais j’aimerai beaucoup savoir ce qu’elle est devenue.

Pascal, lui, va parfois en boite. Une boite qui ressemble à toutes les boites du monde, avec de la musique binaire comme partout. Ce genre d’endroit me déprime. Mais plein de jeunes de Huaraz y vont, c’est une bonne manière pour Pascal de faire son propre chemin vers les péruviens. Quand nous sommes à Huaraz, passée la crise de turista du retour, nous faisons souvent route séparée, chacun vers ses propres aventures. Démarche spontanée et nécessaire, après et avant une semaine dans la même tente. Ces respirations nous permettent d’évacuer les petites tensions qui apparaissent forcément dans un tel contexte.

Après deux ou trois jours de boite et de jugueria, les pensées retournent vers la haute montagne. Et on se retrouve sur notre toit.

C’est là que nous élaborons les projets les plus fous, dont la plupart ne verront pas le jour. La carte étalée sur le sol, à peine revenus nous rêvons, nous rêvons encore, nous rêvons toujours. La ville est entourée de montagnes aux sommets enneigés, qui sont autant de sollicitations pour nos imaginations enfiévrées.

Finalement, au gré d’une rencontre, ou à force de peser les différentes alternatives possibles, un projet émerge, qui semble réaliste et nous fait envie à la fois. Alors nous faisons nos sacs, nous profitons d’une dernière journée dans notre palace, et au petit matin, nous descendons arrêter un camion qui part vers la destination de notre choix, chargés de nos sacs à dos aussi gros que les montagnes vers lesquelles nous partons.

Dieu du Tocclaraju

Ma pauvre tête tourne, tourne sans cesse, et c’est dans une sorte de transe titubante que je parcours les derniers mètres… La ligne moelleuse que dessine l’arête neigeuse sur le fonds de ciel bleu éclatant me paraît absolument irréelle, et impose des images impossibles à mon esprit brouillé.

Et pourtant, cette fois je peux y croire : me voici sur un sommet andin. Le Tocllaraju, 6000 et quelques mètres d’altitude. En ce point précis, ça ne monte plus, c’est l’une des (nombreuses) pointes ultimes de la planète.

La foi nous avait presque quittés, Pascal et moi. Un mois après notre arrivée à Huaraz, tant d’échecs, tant de sommets rêvés et jamais atteints… Moral en berne, nous hésitions à faire de nouveaux projets, certains d’être parfaitement incapables de les mener à bien…

C’est à ce moment que, traînant désoeuvrés dans les rues de Huaraz, nous croisons… Dieu. Javier est espagnol. Il a 40 ans. Il nous inspire immédiatement confiance, le Javier… et quelque chose comme du respect, sans que nous ne comprenions encore pourquoi. Il est seul, arrivé dans le coin il y a quelques jours, presque les mains dans les poches. Et il cherche des compagnons de cordée. Ces 6000 qui nous font peur semblent ne pas l’impressionner, simplement il veut partager l’ascension avec d’autres, par sécurité sans doute, mais aussi par esprit de convivialité. Costaud , barbu, solide comme un roc, il est légèrement bourru mais en fait tendre et délicat, comme tous les espagnols que je rencontrerai par la suite. Son accent castillan est plus plein, plus profond que l’espagnol sud-américain que nous entendons depuis que nous sommes ici, et cette musique différente participe à nous plonger dans un vent de nouveauté. Tout à coup, l’avenir nous semble souriant, plein de promesses et de facilité…

De fait, nous nous laissons quasiment faire. C’est lui qui propose le Tocllaraju, nous acquiesçons docilement. C’est si bon de ne rien décider, de suivre quelqu’un en qui on a toute confiance.

Le Tocllaraju est un sommet relativement éloigné des routes, au fonds d’une vallée glaciaire particulièrement longue. Javier propose de louer des mulets pour porter le matériel. Cette idée ne nous était pas encore venue mais nous sourit. Du coup, nous remplissons nos sacs comme jamais, les bourrant d’un ensemble d’ingrédients de confort absolument non indispensables. 45 kilos, c’est déraisonnable pour un dos humain, mais avec de solides quadrupèdes pour nous aider… Hélas, de quadrupèdes à louer à l’entrée de la vallée… il n’y en a point ! Nous voilà effondrés sous le poids monstrueux de nos sacs, tétanisés à l’idée même d’essayer de les traîner jusqu’au camp de base. Le sort s’acharne contre nous, voilà que nous n’arrivons même plus à décoller.

Finalement, à force de parcourir en tous sens l’entrée de la vallée, nous découvrons une bergerie isolée cachée derrière un replis de terrain. Un homme et son jeune fil (6 ans ?) vivent chichement ici… et ils ont des ânes. L’homme est d’accord  pour nous les louer, mais pas pour nous les laisser sans surveillance. Lui même est occupé sur place, qu’importe : son fil nous accompagnera, avec charge de ramener les ânes le soir. Nos regards se croisent silencieusement, interloqués. Que peut faire un petit garçon de 6 ans dans cette montagne immense. Il nous regarde avec ses grands yeux sombres, sans comprendre… il a l’air si jeune.

C’est à prendre ou à laisser… nous prenons. La montée prend toute la journée. Les paysages changent très doucement, au fur et à mesure de notre progression vers le coeur de la chaîne. Les heures passant, le petit garçon a montré des signes de fatigue, puis d’épuisement. Javier, qui est père de famille, est plus attentif que nous à ce petit indien perdu dans l’immensité. Il le prend par la taille et le dépose tendrement sur le dos de l’un des mulets, où il s’endort immédiatement.  Il se réveillera tout étonné le lendemain matin dans une tente du camp de base et repartira vers chez lui, après un bon repas de céréales, mangées avec des mains couleur de terre dont les doigts furent bientôt tout propres, nettoyés dans la gamelle…

Malgré son éloignement, le camp de base est bien occupé. C’est un site particulièrement intéressant car il donne accès à une ribambelle de sommets de belle altitude et de d’une facilité relative. Un groupe de jeunes vénézuéliens y séjourne depuis plusieurs jours. Ils sont équipés comme pour une expédition lourde dans l’Himalaya : tente mess, tentes matériel, et tentes perso. Nous voilà aussitôt invités à leur soirée chaleureuse, épaule contre épaule dans la tente mess. Les victuailles et l’alcool circulent, mais ce qui nous grise au plus haut point, c’est leur accent incroyable, ne laissant subsister aucune lettre « s » et donnant l’impression permanente qu’ils sont en train d’avaler leur langue. Encore une ambiance différente.

Ils sont gais, ils plaisantent. Au milieu d’une dizaine de gars, il y a une fille. Belle, énergique, souriante. Elle est la régulière de l’un d’eux, mais chacun lui porte une attention permanente. Ils sont tous plus ou moins amoureux d’elle, et dans ce monde trop masculin, si loin de chez soi et pour si longtemps, c’est un sentiment que je comprends et que je ne tarde pas à éprouver moi-même…

Le bonheur revient nous habiter.

L’étape du lendemain, qui va consister à monter en altitude pour nous rapprocher de la base du sommet, est facile. Pascal et moi imaginons donc comme à notre habitude de nous lever « quand on sera réveillés ». Javier semble étonné de cette manière de procéder et nous propose un lever à 4 heures.

« Mais Javier, on va se retrouver là-haut à midi, à quoi ça sert ? »

Il nous regarde, consterné : « A se reposer, voyons ! »

A cet instant précis, un doute commence à nous effleurer : et si, jusqu’à ce jour, nous avions pris les choses un peu trop à la légère ?

A midi, après quelques heures de progression tranquille, chacun dans ses pensées, sur fonds de soirée festive et de belle fille chaleureuse, nous voilà effectivement sur le plateau neigeux. L’après midi s’écoule tranquille au camp, à rêvasser, « descansar », et observer avec attention notre objectif du lendemain. Ca nous fait du bien. Il avait donc raison, le bougre. Et dire qu’on n’avait jamais pensé à ça …

Peu à peu, nous faisons connaissance avec Javier. Il parle peu, à vrai dire, ce qui est rare dans le monde de la haute montagne ou chacun adore raconter au premier venu ses aventures par le menu. Mais Javier n’est pas un misanthrope pour autant. Ses silences sont chargés de sérénité et d’attention, et j’apprécie particulièrement l’absence de vanité et d’orgueil que je crois déceler chez lui. Il nous faudra beaucoup de patience pour qu’enfin, au terme de longues séries de questions de plus en plus précises, il nous avoue avoir beaucoup baroudé dans les grands massifs du monde, et gravi plusieurs 8000 au passage. Je me rappelle cette émotion qui m’a étreint lorsque j’ai compris qu’un gars de cette pointure avait accepté, modestement, de faire équipe avec deux bleus, sans chercher à se valoriser, en nous transmettant mine de rien une partie de son expérience… A ce moment, oui, vraiment, Javier a été mon Dieu.

Le lendemain, sans chercher à tirer au flanc et à faire tarder le réveil, on a tout fait comme Javier nous a proposé. Réveil 2 h, départ 3. Au lever du jour, nous sommes hauts sur le versant, et nous savons déjà que le sommet, notre premier 6000, est à notre portée.

Dans les dernières centaines de mètres, la pente se redresse et franchit une corniche qui a été entaillée par des équipes précédentes. A Gauche, un versant raide et élevé tombe jusqu’au glacier, près de 1000 mètres plus bas. C’est le passage-clé, la difficulté de la voie. Javier ne bouge pas. En silence, il nous pousse à prendre nos responsabilités… Impressionné, Pascal s’engage. Arrivé à la corniche, il ralentit. Cherche ses appuis. Se retourne fréquemment pour évaluer la profondeur qui fuit entre ses pieds. Il s’énerve, fait des gestes brusques. Javier l’observe avec attention mais ne bouge pas, ne dit rien.

Enfin Pascal lance son piolet vers le haut, plante la lame dans le sommet de la corniche, tire, et passe.

« Lo he visto a bajo » (Je l’ai vu en bas), me confie Javier.

Nous voici au sommet. La cordillère s’étend à l’infini vers le nord et le sud. Chaque plan se superpose à d’autres plans, les pics neigeux, tous différents, sont innombrables et complexes, et s’amenuisent dans le lointain sans que leur gigantisme ne puisse pourtant s’ignorer.

J’ai le sentiment de vivre un moment exceptionnel.

Durant la redescente, chacun progresse à son rythme, et nos personnages ne sont bientôt plus que des points dispersés dans cet espace immense.

Javier doit partir vers d’autres horizons. Nous allons devoir reprendre les choses en main. Au loin, un sommet massif et asymétrique nous domine : le Ranrapallca. Celui-là même que nous avons tenté sans succès quelques semaines auparavant, et qui est venu grossir la longue liste de nos échecs. Nous étions alors sur le versant opposé. Nous reconnaissons sans peine l’arête, et le point extrême que nous avions atteint… Il ne manquait pas grand chose, bon sang !

Et si… pourquoi ne pas tenter à nouveau notre chance, de ce côté ci ? Une sorte de pieds de nez, de vengeance sur la vie, histoire de monter à cette montagne que cette fois-ci, on n’est plus des bleus. Tu comprends, on a gravi un 6000, nous, c’est du sérieux, et tu n’as qu’à bien te tenir.

Cette seconde ascension du Ranrapallca fut sans histoire. Une approche, un plateau neigeux, une face un peu raide, un plateau sommital, une pointe. Notre deuxième 6000 en une semaine.

Javier était reparti, mais nous avons eu le sentiment d’avoir fait cette ascension avec lui. Grâce à la confiance qu’il avait réinsufflée en nous. Notre chemin avait croisé le sien juste au bon moment… Merci Javier.

20 ans plus tard, en 2005, j’ai appris que Javier s’était tué au Chogori, en redescendant du sommet, en 1995. Mon cœur s’est serré à cette nouvelle. Les quelques journées passées avec cet homme, bon et généreux avant d’être bon alpiniste, m’ont marqué à vie. Je lui garde une place au chaud dans mon cœur.

La famille

Redescendus de l’une de nos ascensions, nous avons atteint une piste menant vers la vallée. Epuisés, nous nous sommes affalés dans l’herbe, attendant… je ne sais quoi au juste, sur ce passage sans doute guère plus fréquenté que 2 ou 3 fois chaque année par des mineurs… Mais le miracle se produit. Un ronronnement se fait entendre au loin, et grossit jusqu’à ce que la silhouette d’un minibus apparaisse au détour d’un virage de la piste. Malgré la fatigue, nous sommes instantanément debout, agitant frénétiquement la main pour essayer d’obtenir un aller simple vers la civilisation et nous épargner des heures de marche laborieuse et dépourvue de tout objectif motivant.

Le minibus s’arrête. Nous croyons pénétrer dans l’univers des 7 nains. Il y a là des hommes, des européens, de toute évidence, peut-être bien 7 sans que je puisse l’affirmer. Ils sont tous bien en chair, ils sont tous barbus. Ils sont conduits par un chauffeur bien en chair et barbu. Ils ont l’air simples et sympathiques. Ce sont des alpinistes tyroliens. Ils reviennent d’une semaine en haute montagne, comme nous, et bien que mieux organisés que nous, il compatissent et se tassent avec bonne volonté pour nous faire de la place. Nous leur sommes immensément reconnaissants. Le minibus repart en cahotant.

Le silence s’installe. Tout le monde est fatigué, pressé de retrouver un peu de confort, mais le cœur chargé d’images fortes qui passent en repassent en boucle, faisant fugitivement revivre les émotions vécues dans les jours précédents.

L’un de nos hôtes se met à chantonner tout doucement en regardant au travers de la vitre les paysages andins qui défilent. C’est une complainte mélancolique et douce, qui fait du bien à des humains qui ont approché de leurs limites comme nous tous. La complainte rebondit sur une autre bouche, et se transmet rapidement à l’ensemble du groupe de barbus. Bientôt, elle prend de la force, et nous voilà plongés dans un chant puissant et profond. Au travers de ces paroles dont nous ne comprenons pas le sens, s’expriment de l’amitié, de la chaleur humaine… Instantanément, me voilà en larmes, submergé par une vague de tristesse dont je ne comprends pas l’origine.

Au fil des chansons qui s’enchaînent tranquillement, peu à peu, je comprends. Ils sont un groupe. Voilà presque deux mois que nous ne sommes que deux. L’enthousiasme débordant des premières semaines a peu à peu fait place à une ambiance plus tendue. Chacun a besoin de ses espaces de liberté. Les compromis incessants sont venus à bout de nos bonnes volontés, et aujourd’hui, l’envie de se retrouver dans sa « famille », quelle qu’elle soit, est profonde, je la ressens dans ma chair. Il y a, au sein de ce groupe de tyroliens, une atmosphère de famille qui nous manque terriblement, et qu’aucune aventure fabuleuse ne peut me faire oublier.

Ici, au cœur de la cordillère blanche, vivant des aventures fabuleuses, je comprends, à 19 ans, que je ne deviendrais jamais un aventurier total, de ceux qui abandonnent femme, enfants, amis, pour parcourir le monde à la recherche d’eux même.

Il va être temps de rentrer.

La mort en face

Les mois ont passé… Semaine après semaine, nous avons arpenté la vallée du Rio Santa de haut en bas et de bas en haut, nous avons posé chaque semaine notre bagage à Huaraz, nous avons fréquenté les fêtes villageoises et les camps de base… nous nous sentons presque chez nous.

Voici pourtant venu le temps de notre dernière ascension. Impressionnés, nous avons laissé le plus gros morceau pour la fin. Le Huascaran lui-même, seigneur de la chaîne, l’un des plus hauts de toutes les Andes. 6768 m pour le sommet sud, largement plus que les sommets précédemment gravis.

Nous sommes maintenant bien acclimatés à l’altitude, en forme, et depuis nos dernières ascensions enfin réussies, le moral est au beau fixe. Pour toutes ces raisons, et malgré nos craintes, le Huascaran ne nous opposera pas de difficultés techniques ni physiques. La surprise viendra d’ailleurs.

Le Huascaran constituera ma première confrontation avec la mort en haute montagne.

Beaucoup d’alpinistes arrivant du monde entier ne prennent pas, comme nous, 2 mois pour s’acclimater et faire plusieurs sommets de la Cordillère Blanche. Ils ont en tout et pour tout 3 semaines de vacances devant eux, et veulent LE Huascaran. Pas de fioritures, pas de digressions. Ils doivent s’acclimater « en direct », au cours de cette seule ascension. Il faut toutefois y aller doucement, en prenant seulement quelques centaines de mètres de dénivelé chaque jour pour ne pas succomber au « sorojche », le mal de l’altitude, qui prend souvent la forme d’un simple malaise, mais peut aussi conduire à la mort. L’itinéraire d’approche du sommet est donc égrené de multiples petits camps intermédiaires, dans lesquels vaque toujours un peu de monde, en attente de monter plus haut, ou en repos. Fiers comme des coqs, nous traversons ces lieux en trombe sans baisser le regard vers les ringards qui s’y traînent en soufflant. Nous nous gardons bien de raconter à quiconque nos nombreux échecs du premier mois.

Brûlant les étapes avec impertinence, nous montons directement au dernier camp avant le glacier. C’est une plateforme étroite creusée dans une moraine latérale aérienne. La vue est fantastique, donnant directement sur les 3 faces du Huandoy. Nous sommes seuls. Seuls ? Pas tout à fait. Peu avant la tombée de la nuit, arrive un italien solitaire. Ses 3 compagnons sont partis vers le sommet depuis 3 jours, mais lui était malade (la turista) et a dû rester dans un des camps inférieurs pour se remettre. Il veut maintenant les rejoindre mais craint de s’aventurer seul sur le glacier. Il nous demande s’il peut se joindre à nous.

Sans que je comprenne pourquoi, cette demande m’énerve au plus haut point. Je me sens exploité, utilisé… j’ai peur qu’il nous retarde… et puis, je ne sais pas. Il m’a l’air niais. Il m’énerve. Que Dieu me pardonne, je n’ai que 19 ans, et encore bien peu de considération envers mes frères les humains. J’espère avoir progressé depuis.

Le lendemain nous partons vers le haut, en emmenant l’italien qui marche à petits pas mal assurés. Il m’énerve.

Vers 5300 mètres, nous apercevons un point noir sur le glacier, loin au dessus de nous. C’est un alpiniste qui redescend, seul. Etrange. Bientôt, notre italien le reconnaît. C’est un membre de son équipe. Il a une démarche bizarre, il se laisse aller, il a l’air épuisé… ou en tout cas « à plat », vidé de toute volonté. Ils se tombent dans les bras. L’arrivant parle… il vide son sac. L’un de leurs compagnons est là-haut, étendu dans la neige. Gelé. Raide. Mort d’une embolie. Les deux survivants ont attendu, 1 jour, 2 jours, ne sachant que faire, n’ayant pas la force d’organiser la redescente du corps. Alors il est parti vers le bas, laissant là-haut le cadavre et le dernier membre du groupe, qui n’a pas pu se résoudre à bouger, et ne semble d’ailleurs pas en état de le faire.

Nous voilà soudain plongés au cœur d’une aventure bien différente de celle que nous avions imaginée. L’italien qui descend est mentalement à plat, il continue vers le bas pour chercher de l’aide. Nous voici à nouveau seuls avec notre compagnon maintenant désemparé, comme un petit enfant auquel il faut dire ce qu’il doit faire.

Alors nous repartons tous les 3 vers le camp d’altitude. Je rumine de sombres pensées, et n’ose essayer de me mettre à la place de notre compagnon de cordée pour imaginer les souffrances qu’il doit être en train de vivre. Une immense compassion nous étreint et nous faisons tout pour l’aider, à présent. Scène de dessin animé, drôle au milieu de la tristesse : dans sa douleur, il ne s’aperçoit pas que, monté sur mes épaules pour franchir une rimaye un peu raide, il m’enfonce tout simplement les crampons dans les muscles. Ma pauvre veste et mon bras en garderont des signes indélébiles.

La Garganta est un immense col qui sépare les sommets nord et sud du Huascaran, aux environs de 6000 mètres. Il n’est jamais très confortable de s’installer dans un endroit si peu intime, ouvert à tous vents. Les alpinistes préfèrent généralement installer leur camp un peu avant le col, sur un replat protégé du vent par quelques séracs.

Aujourd’hui, ce replat est un lieu lugubre entre tous. Dans la lumière glauque de cette fin d’après midi glaciale, nous apercevons trois tentes au loin : deux appartiennent à l’équipe italienne, la dernière est ouverte à tous vents, la porte bat au rythme des rafales, dispersant sur les lieux un bruissement de mauvaise augure. Nous l’apprendrons par la suite, elle appartient à un japonais solitaire qui est parti quelques jours plus tôt vers le sommet. On l’attend toujours…

L’ami de notre italien est donc seul dans cette cité fantôme, peuplée de morts. Il nous entend arriver, jaillit d’une tente et reconnaît son compagnon. Instinctivement, Pascal et moi nous arrêtons à quelques dizaines de mètres du camp, laissant les retrouvailles se faire.

De loin nous voyons l’italien solitaire s’abandonner dans les bras de son compagnon. Il pleure à sanglots énormes et bruyants, ses épaules se soulèvent et retombent au rythme irrégulier des flots de douleur qui s’épanchent de son coeur brisé. Cette scène nous tétanise, nous comprenons que depuis deux jours il vit avec cette idée affreuse sans y croire, sans solutions de repli, sans plus aucune douceur. Il a tenu, retenu, sans savoir pourquoi ni quand cela finirait. L’arrivée de son compagnon signe le début de sa délivrance.

Nous resterons trois nuits à la Garganta. Une incroyable et invraisemblable envie de se cloîtrer au chaud dans la tente nous saisit, et la première journée se passe à paresser dans les duvets, sans que ni l’un ni l’autre nous n’évoquions la possibilité de partir vers le sommet, comme si l’objectif qui a habité nos rêves depuis 2 ans n’existait subitement plus. Au programme : lectures entrecoupées d’assoupissements. Parfois, mollement, nous sortons pisser un coup dans l’air glacé. A deux kilomètres, un point noir sur la selle blanche et glacée du col nous rappelle à la réalité. Il est là, seul et dur, l’italien mort. Sa présence en ces lieux n’est sans doute pas étrangère à notre repli spontané et durable sous la tente.

Le lendemain, il fait un temps rare : le ciel est comme toujours d’un bleu profond, mais surtout le vent est totalement tombé, et l’atmosphère calme en est presque tiède. Si l’on fait abstraction du mort, se tenir dehors au soleil, simplement debout à contempler le paysage, est un bonheur auquel je je ne résiste pas. Histoire de me donner un objectif, je décide de monter jusqu’au lieu exact du col, à quelques centaines de mètres, pour régler l’altimètre. Je préviens Pascal que je m’absente un moment. Mmmm, répond-t-il sans lever les yeux de son roman, un polar de James Hadley Chase emprunté à l’alliance française de Huaraz.

Me voici partant à tous petits pas vers le col. Ce matin, le point noir n’est plus isolé. Trois personnes s’agitent autour de lui. Les autres membres de l’équipe italienne ont été avertis par celui qui nous avons croisé à la montée. Ils sont venus en renfort pour organiser une descente du corps. Ils ont l’air de ne pas savoir comment procéder, essaient de fabriquer une sorte de traîneau avec les moyens du bord, recommencent plusieurs fois. La trace du col passe au large de cette étrange équipe et me permet de ne pas les déranger.

Me voilà soudain devant le plus fantastique pont de neige que j’aie jamais vu. La crevasse doit bien faire 10 mètres de large. Elle est nette, verticale, ses parois plongent d’un seul trait au plus profond des entrailles sombres de la terre et se perdent dans l’obscurité. Le pont est fait d’une sorte d’énorme bouchon neigeux aux formes compliquées, qui semble n’être rattaché à chaque lèvre de la crevasse que par un point de contact étroit et fragile. Franchir ce pont implique de descendre sur ce bouchon en faisant abstraction de sa situation précaire, de traverser sa surface tourmentée en suivant une courte trajectoire emberlificotée qui contourne des pointes de glace, descend dans des creux dont on se demande s’ils ne ressortent pas au dessus du vide, puis remonter de l’autre côté. Le premier réflexe face à une telle épreuve consiste à chercher un autre chemin.

La crevasse barre la totalité de la largeur du col, soit peut-être 1 kilomètre de long. Sur la droite, elle se perd dans un chaos de séracs qui ne m’inspire franchement pas plus que le pont de neige. Sur la gauche, elle part tout droit vers le flanc du Huascaran sud et finit par se refermer progressivement, loin, très loin d’ici. Il me serait possible de la contourner de ce côté, mais voila : le corps de l’italien est précisément tombé là-bas, et cet itinéraire, somme toute très long,  m’obligerait à passer près de l’équipe au travail… Questionnant mes démons intérieurs, je n’arrive pas à m’y résoudre.

Me voici donc pesant intérieurement le pour et le contre de chaque stratégie. Le franchissement du pont de neige se fait manifestement sans problème, la trace est explicite, mais… je suis seul, sans corde, et mon esprit fragilisé par cet état de fait élabore toutes les catastrophes qui pourraient m’arriver. C’est un moment morbide, durant lequel l’idée de la mort prend toutes sortes de formes dans mon imagination échaudée par la proximité d’un de ses représentants.

Il y a un moment, pourtant, ou les résistances cèdent, ou le désir d’avancer reprend le dessus. Je m’aventure doucement sur le pont, serre les fesses, contourne, descend, remonte… et parviens finalement sur le versant opposé. Le coeur se calme, le souffle reprend son rythme régulier. Encore quelques centaines de mètres et me voici sur le col. Il est si vaste que l’impression est plutôt celle d’un plateau. De part et d’autre, les pentes se relèvent progressivement pour mener aux deux sommets du Huascaran. Le sommet nord… à l’air si proche, si facile. Aucune crevasse ne barre la face qui monte doucement jusqu’à une arête apparemment facile… Après avoir réglé et re-réglé mon altimètre, je marche jusqu’au pieds de la pente. Une sorte de balade du dimanche. Une fois sur place, je lève le regard. Un peu plus haut, il semble y avoir une sorte de replat. Pourquoi pas monter là-haut pour élargir le point de vue et voir à quoi ressemble le sommet sud ? Ce serait utile pour le lendemain.

A peine quelques minutes plus tard j’y suis, et ne m’intéresse pas du tout au point de vue. Il me semble au contraire qu’un peu plus haut, une amorce d’arête peu marquée constituerait sûrement un point de vue autrement intéressant. 50 mètres par-ci, 100 mètres par là… Tiens, c’est curieux, la pente diminue un peu, on dirait. Oh, mais comme c’est amusant, me voici maintenant sur une sorte d’arête confortable. Et puis, quelle surprise, l’arête rejoint un dôme… et le dôme s’aplatit progressivement. Finalement, le dôme est plat.

Je suis au sommet du Huascaran Nord. 6600 mètres. Seul. Pas un souffle de vent. Je reste là, assis sur mon piolet, en simple sweat shirt. Il doit faire au moins 10 degrés au soleil. Le silence de l’immensité montagnarde qui m’entoure est assourdissant. Lentement, je fais un tour d’horizon sur moi-même.

Tous les sommets mythiques sont à mes pieds : le Chacraraju, l’Allpamayo, le Huandoy, l’Artesonraju, et tous les autres… Une double émotion me submerge. D’une part un mélange de joie, de bonheur, de fierté d’être là, parmi ces géants qui me sourient… et puis, la tristesse d’être seul, sans personne avec qui partager ce moment… la rencontre avec la mort est toujours présente, aussi. Cette mort survenue alors que l’homme cherchait précisément à vivre le genre de moment qui m’est offert maintenant. Qui décide de tout ça ? Qui choisit de faire tomber quelqu’un dans la neige, et autorise un jeune inconscient à arriver sans s’en apercevoir dans un tel lieu en retenant d’une main puissante le bouchon de neige pour qu’il ne s’effondre pas. Il y a là une sorte d’injustice, dont je suis pour le moment bénéficiaire, mais pour combien de fois encore ?

Doucement, progressivement, la tempête intérieure se calme, et je finis par retrouver une sorte de sérénité, presque une méditation. Je sens déjà que je ne connaîtrais peut-être plus jamais cette chance, et je laisse la grâce du moment pénétrer au plus profond de mon coeur et mon âme… Puis, doucement, je me lève, et je prends la route du retour. Je choisis de redescendre par l’arête ouest, qui rejoint le col aux environs de l’extrémité de la crevasse géante. Je vais m’épargner une nouvelle traversée du pont de neige, il ne faut tout de même pas forcer la chance, passer voir où en sont les italiens et leur donner un coup de main s’ils ont besoin, je m’en sens désormais la force. Mais les abords de la crevasse sont déserts. Des traces de glissements indiquent que le corps a été emmené sans problèmes.

Dans les dernières centaines de mètres, j’accélère le pas. Je réalise soudain que j’ai quitté la tente depuis 6 heures, ce qui fait vraiment très, très long pour aller régler l’altimètre au col. Pascal doit être dans tous ses états, imaginant peut-être que j’ai rejoint le japonais disparu… Je rejoins le camp en courant. Au loin, l’équipe d’italiens s’éloigne déjà vers la vallée, traînant le corps sur une civière bricolée. Bonne chance à vous tous. J’espère que vous arriverez à dépasser sans trop de peine cette épreuve si dure…

J’ouvre la tente avec enthousiasme. « Pascal, je suis monté au sommet nord ! ». Pascal est encore dans son polar. A moitié comateux, il jette un coup d’oeil à sa montre : « Ah… il est déjà cette heure là ? J’ai pas vu le temps passer, dis-donc. T’es allé au sommet nord ? Ah, c’est bien, ça fait un de moins à faire ! ».

Le lendemain, sommet sud ensemble. Un vent glacial s’est levé. Rapide tour d’horizon depuis le sommet, tellement énorme et plat qu’on n’aperçoit même pas les montagnes d’altitudes inférieures. Envie d’être ailleurs, seul sur le sommet nord à se chauffer aux rayons d’un soleil généreux. Redescente au camp. Démontage, course effrénée vers le bas, vers la verdure, la vie, la chaleur, les gens vivants.

Voilà, c’est fait.

La fusée dans la lune

Sur la fin du séjour, tout à coup, est arrivée l’envie de vivre autre chose que les éternelles semaines de haute-montagne… approche, camp de base, camps d’altitude, sommet, redescente. Tout cela était fantastique, mais toujours un peu semblable. Et puis, la souffrance était souvent au rendez-vous, et après deux mois, le corps et l’âme demandaient quelque chose de plus reposant.

Face à la cordillère blanche, de l’autre côté de la vallée du Rio Santa, s’étale une autre cordillère, plus basse, sans neige, appelée de façon très originale la cordillère noire. Les sommets les plus élevés sont chauves de toute végétation, mais pour l’essentiel, elle est composée d’immenses collines herbeuses qui ondulent au vent de l’hiver.  Y circuler à pieds ne nous attire guère, mais l’endroit nous intéresse autrement plus lorsque nous commençons à évoquer la possibilité d’une balade à cheval. Les paysages secs, parsemés de mines désaffectées et de baraques fantômes ne sont pas sans évoquer le far-west, et nos imaginations vont bon train. Nous nous décidons rapidement pour un circuit de 3 jours. Je ne suis jamais monté à cheval, qu’importe.

Passage au centre de location de chevaux de Huaraz. Pas possible de louer sans que les chevaux soient accompagnés d’un des employés de la boutique. L’idée nous surprend, nous avions imaginé la chose à deux, mais nous en acceptons très vite le principe. Ce qui est plus surprenant, c’est que dans la manière de procéder de la boutique, le gars en question va à pieds. Deux européens à cheval, et un métis à pied qui suit… L’idée nous insupporte totalement. Va pour que Carlos nous accompagne, mais il faut qu’il aille à cheval. Soit, dit le patron, mais dans ce cas il faut louer un troisième cheval. Depuis l’épisode de l’aéroport de Lima, nous avons pris de la bouteille, et ces petites combines pour faire rentrer un peu d’argent supplémentaire dans les caisses ne nous étonnent plus guère. Va pour le troisième cheval, et nous voilà partis, avec nos étranges silhouettes de guingois, chargés d’un volumineux sac-à-dos qui repose sur le croupion de nos montures.

Les souvenirs de ce périple se noient dans le brouillard des années. Les combes se ressemblaient, la cordillère Blanche en face était magnifique… enfin, je crois. Ce dont je me souviens fort bien, en revanche, c’est la rencontre avec Carlos. Comme tous les indiens, il est plutôt du genre taiseux. Mais chez lui, il y a une sorte de douceur inhabituelle. Il est calme, il nous observe souvent avec un intérêt qu’on sent grandissant.

Pas tellement plus cavalier que nous à vrai dire, il ne nous est pas d’un grand secours concernant les animaux, mais constitue un compagnon de voyage très agréable, d’une présence profonde.

Chaque jour nous parlons eu peu plus. La confiance s’installe, et au bivouac du soir Carlos, qui n’est pas d’un niveau culturel très élevé, s’enhardit à nous questionner sur l’Europe, la France, notre manière de vivre. Nous le questionnons en retour sur les mêmes sujets, et ces conversations longues et approfondies nous plaisent énormément. Il ne nous regarde plus tout à fait comme des gringos.

Il nous raconte la famille pauvre, l’envie de s’extraire un peu de cette condition, de devenir cultivé, riche… Des études (courtes !), des boulots dans des petites entreprises comme celle qui l’emploie actuellement.

Carlos ne connaît pas le monde. Ce qu’il admire surtout en nous, c’est la chance que nous avons de voyager, de découvrir d’autres horizons. Lui n’a quasiment jamais dépassé les limites de la vallée du rio Santa, et ce qu’il y a derrière le fait rêver. Pourtant, il constate que des alpinistes du monde entier viennent jusque chez lui, pour contempler ces montagnes merveilleuses.

Du doigt, je lui montre, en face, une montagne en forme de pyramide presque parfaite. « Tu connais cette montagne ? » – « Bien sûr, répond-t-il d’un air grave en pointant doctement un doigt vers le ciel, c’est l’Allpamayo, c’est la plus belle montagne du monde ! ». J’ai souvent entendu ce jugement à propos de l’Allpamayo… Certes, c’est un sommet fascinant de régularité, mais la beauté… C’est une question tellement personnelle !

Carlos continue. « C’est une des plus hautes du monde. Elle mesure 8.000 mètres ». C’est environ 2000 de plus qu’il n’en faut, mais nous n’osons pas le détromper au risque d’abîmer sa belle fierté.

Le silence s’installe, dans la nuit le feu qui crépite fait danser des ombres rouge sur nos visages pensifs. La nuit est magnifique, les étoiles et la lune sont d’une netteté éblouissante. Naturellement, nos regards partent vers le ciel. Carlos hésite à prendre la parole. Une question le turlupine, mais il n’ose pas la poser.

Finalement, il lève la main vers le ciel et désigne l’astre de la nuit.

« La lune… »  …. « Oui? », l’encourageons-nous.

« On raconte… une drôle d’histoire à son sujet. Il paraîtrait… que des hommes y sont allés, ont marché dessus… »

Dans le court silence qui s’installe à nouveau, une gerbe d’escarbilles fait frissonner la nuit et part vers le ciel.

Finalement, Carlos se lance : « Vous y croyez, vous ? »

Le surlendemain, nous quittons Huaraz pour Lima, puis l’Europe.

Couleurs de la Cordillère Blanche, le film

Émerveillés nous-mêmes par notre audace à organiser un tel projet, nous avions été jusqu’à demander à FR3 de nous aider à réaliser un film sur la chose. Et, contre toute attente, ils avaient accepté, et nous avaient remis avec gravité une une caméra Bell & Howell mécanique datant de la guerre (sous prétexte qu’avec le froid, une caméra électrique risquait de tomber en panne) et 50 bobines de film 16 mm. Chargés de ce matériel pesant un âne mort, nous nous envolâmes vers le Pérou avec pour mission de prendre nous-même des images pour FR3.

La caméra fonctionnait avec un ressort qu’il fallait remonter tel un réveil-matin avant de s’en servir. L’opération nous valut à chacun de violentes onglées car nous devient ôter nos moufles pour tourner la manivelle. Mais ce fut tout de même avec plaisir et fierté que nous avons filmé, filmé et refilmé nos exploits andins.

Au retour, un étudiant en cinéma nous fût affecté une dizaine de jours pour procéder au montage. Il fut stupéfait de la mauvaise qualité et de la répétitivité de nos images. On ne s’improvise pas cinéaste. Nous eûmes bien du mal à mettre en place une sorte de scénario bancal qui aboutit à un film d’un petit quart d’heure, qui passa finalement deux ou trois fois à la télé régionale. Il est vraiment pas terrible, mais je l’aime.  Le voici ci-dessous.